Le réalisme, socialiste ou pas, est en deçà de la réalité.
Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes,
Folio Gallimard, 1991 [première édition 1962].
La question du rapport qu’entretient la fiction avec le réel hante la littérature et la peinture depuis ses origines. Si Platon affirme dans La République que la fiction (mimesis) n’est qu’une pâle réplique de la réalité qui nous empêche d’accéder à la vérité [1], Aristote écrit au contraire dans sa Poétique qu’elle est un réel outil d’apprentissage du monde pour les humains [2]. Les deux semblent cependant s’accorder sur les pouvoirs et les dangers réels de cette imitation qu’est la fiction.
Étymologiquement la fiction (du grec θιγγάνω qui signifie « toucher » et du latin fingo [3] : « feindre », « fabriquer »mais aussi « pétrir », « toucher » voire « caresser »…) serait donc l’acte de fabriquer du faux. Peintres, poètes et écrivains seraient, selon les philosophes, des femmes et des hommes de mains, des fabricant·es de fausses valeurs, des apprenti·es sorcier·es, des professeur·es d’inconnu, des inventeur·es de mensonges…
Tristes idéalités du mensonge de l’art et du réalisme de la vérité contre laquelle je suggère d’introduire d’emblée une vision plus physique et plus charnelle du rapport qu’entretiennent la fiction et le réel. Et pour cela, je propose d’approfondir une autre « idée » inscrite elle aussi dans l’étymologie du mot : celle du « touché » et de la « caresse ».
Or si la fiction est un art (c’est-à-dire une illusion, un mensonge), c’est aussi une manière, un style, un touché ou une caresse : celle par exemple des mains du potier, du sculpteur ou du peintre en prise avec la matière. Les mots qui servent à nommer les choses sont-ils d’une autre matière que l’argile, le marbre ou les pigments ? Ne sont-ils pas eux aussi malléables, mélangeables, taillables afin de servir à exprimer la pensée de celle ou celui qui écrit. À l’image du réel, les mots restent parfois muets comme le souligne avec force (et humour ?) le poète André du Bouchet : « …neige. glace. eau. / si vous êtes des mots, parlez. ». Et il note dans un autre poème, à l’inverse, la coulée du réel dans les mots et dans son corps : « Tout devient mots / terre / cailloux / dans ma bouche et sous mes pas. » Un éc(r)oulement qui interroge le mutisme et l’impuissance de la langue mais aussi la manière dont le réel fond sous la langue et dans nos pieds...
Or si le réel touche bien la fiction, celui-ci en retour est-il seulement troublé par sa caresse ?
La question du réel – ce qui existe en dehors et indépendamment de nous – reste une question épineuse en philosophie. Mais la question du « réalisme » en art et en littérature est beaucoup plus récente, elle nait en Europe au XIXe siècle à la suite du roman historique et en opposition avec le romantisme, elle fait entrer la question sociale dans la peinture et la littérature.
Voilà ce qu’écrit Louis Edmond Duranty en 1856 dans la revue Réalisme :« Beaucoup de romanciers, non réalistes, ont la manie de faire exclusivement dans leurs œuvres l’histoire des âmes et non celle des hommes tout entiers. Ils se débarrassent de toutes les conditions de la vie pratique, ou les effleurent à peine et se présentent devant le lecteur avec des tableaux vagues et pleins de subtilités. […] Or, au contraire, la société apparaît avec de grandes divisions ou professions qui font l’homme et lui donnent une physionomie plus saillante encore que celle qui lui est faite par ses instincts naturels ; les principales passions de l’homme s’attachent à sa profession sociale, elle exerce une pression sur ses idées, ses désirs, son but, ses actions. »
Si la revue fait long feu, Jules Champfleury qui l’a cofondé publie Le Réalisme en 1857 où il expose les principes [4] de ce qu’il ne veut pas appeler une école. Le terme, popularisé par le scandale autour de la peinture de Courbet « Un enterrement à Ornans » [5], qualifie bientôt des écrivains aussi différents que Balzac, Mérimée, Stendhal, Maupassant, Sand ou Flaubert même s’ils s’en défendent [6] ou des peintres comme Courbet, Manet, Millet, Corot… Le « réalisme » émerge dans la même période en Angleterre avec des auteurs comme Smollet, Hardy, Lawrence, Eliot ou l’Irlandais Moore ainsi que partout en Europe, Deledda, Branco, de Queiros, Ibsen, Strinberg, Tchékov, Gorki et aux Etats-Unis, Sinclair, Dreiser.
Si la question du réel agite autant les artistes et les écrivains du XIXe siècle c’est aussi qu’elles sont les filles et les fils d’une modernité politique (la Révolution) qui a rompu avec « le fil d’une tradition où l’art et l’utopie répondaient conjointement aux injonctions théologiques » comme l’écrit Florent Perrier en introduction de son livre sur l’utopie [7]. Or si la réalité sociale et politique bouscule les artistes, ielles sont très loin de constituer une communauté capable de provoquer « l’avènement d’une société autre [8] ». Ainsi, l’art et la littérature de la seconde moitié du XIXe même s’ils rompent avec la tradition et la religion, multiplient les éclats et les émancipations individuelles, échouent à constituer cette « communauté intégralement émancipée [où] l’art et l’utopie se touchent [9] ».
Mais les choses n’étant pas éternelles, on peut toujours fredonner avec les fantômes de la Commune de Paris : « les mauvais jours finiront [10] ! »
(la suite au prochain épisode…)
Notes