L’inconscient politique
政治的無意識
Les diverses idéologies libérales trouvent toutes leur utilité fonctionnelle dans la répression du social et de l’historique, et dans la perpétuation d’une vision intemporelle et anhistorique de la vie humaine et des relations sociales. - Jameson on Jameson
Interprétation des lieux
D’où s’écrivent ces essais de Provence ? Non pas une question d’autorité (qui parle), ni une question de temps (quand ça parle), mais une question de lieu, un lien au lieu. Si ce treizième essai de Provence est le premier essai que vous lisez, cette question semble évidente : « de Provence, le titre l’atteste ! », Il n’en est rien pourtant, ainsi nos précédents essais témoignent contre cette évidence. L’hiver dernier, l’essai X intitulé Encouragement s’écrivait au Japon, auparavant en Amérique du Sud. Ces essais se déplacent, à l’image de l’être humain 人間 [1] en japonais (deux pattes quelque part), sauf qu’il est double, en deux langues à quatre mains. Et cependant, il repasse toujours par un même lieu : un petit village au-dessus d’une colline, une résidence en Provence où nous demeurons jusqu’à nouvel ordre et où nous restons des étrangers, pas des gens d’ici. Ce treizième essai se confronte au fait que la Provence se situe en France, qu’un lieu collectif est toujours aussi un champ de bataille politique, auquel nous ne pouvons pas nous soustraire sans conséquence. À quelques kilomètres de notre maison, repose un grand écrivain français, Albert Camus. C’est à travers son œuvre et un essai de critique littéraire que nous traduisons en ce moment, qu’ainsi commence ce treizième récit.
Récit collectif
Albert Camus n’était pas d’ici non plus, ni de Provence ni de France, mais de l’Algérie coloniale. C’est une longue et douloureuse histoire qui débute en 1830 à Alger, par une invasion militaire française et se termine à l’issue d’une guerre d’indépendance, victorieuse en 1962. Quelques mois avant sa mort accidentelle, en septembre 1959, Camus écrivit : « Si l’Algérie devient indépendante, je quitterai la France. Je partirai au Canada. » La France de Camus, sa terre natale, était de fait une colonie française. Depuis lors, cet écrivain français couronné par le prix Nobel de littérature en 1957, est devenu la référence française incontournable, des programmes scolaires aux discours politiques, dans les médias français et les conversations mondaines. C’est une image de la France d’aujourd’hui qui continue à se jouer à travers la figure de ce grand écrivain du XXe siècle, et des interprétations que suscite son œuvre. Ce sont là des affaires françaises qui ne nous concernaient pas à priori. Le fait qu’une collectivité nationale et moderne, ait recours à un récit édifiant, une utopie qui la représente auprès d’autres collectivités, n’est-ce pas là simplement rappeler qu’elle s’inscrit dans une continuité de la forme tribale de ses ancêtres. Une image d’elle-même sur le chemin d’autrui, qu’elle soit vraie ou juste vraisemblable, puisque nous ne visions pas l’intégration ce n’était pas notre préoccupation.
Actualisation du présent
Au début de l’été 2023, la Provence se pare de ses ornements touristiques, les petits commerces s’agitent, les bibelots se multiplient, ça parle fort. Un coup de feu retentit au loin, mais d’ici comment peut-on l’entendre ? Notons la date avant qu’elle s’efface, c’est à priori un fait divers : un adolescent franco-algérien de 17 ans, au nom de Nahel Merzouk est tué à bout portant par un policier français, lors d’un contrôle routier à Nanterre. Deux jours plus tard, une cagnotte en faveur de la famille du policier est mise en place, et récolte plus d’un million et demi d’euros. Des révoltes éclatent un peu partout. On les appelle des émeutes dont on dénonce la violence. La France se divise en deux. Nous écrivons sur notre réseau X :
J’ai reçu un SMS de France : « Un bicot en moins. Cagnotte policière demain. Appel au calme. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire, c’était peut-être hier.
4 juillet, Twitter 木岡さい/KiokaCy
Voici la situation qui nous lia à Albert Camus, à son roman L’Étranger, une réécriture des premières phrases de son incipit. Deux mois plus tard, nous découvrirons un essai de critique littéraire, par Olivier Gloag intitulé Oublier Camus. Il s’agit d’une coïncidence. Mais la lecture de ce dernier ouvrage nous rend intelligibles et sensibles, nos quelques phrases impuissantes. Ce qui suit, tente de vous en parler.
Utopie littéraire
Prenons une vieille statue du romanesque français de l’entre-deux-guerres, Jules Romains. Il est l’auteur d’un suite romanesque en 27 volumes, intitulé Les Hommes de bonne volonté. Sa vision littéraire consistait à décrire la totalité de la société française par couches, de manière simultanée, aux mêmes périodes. Attestant d’une multiplicité des points de vue, rendant compte des sentiments personnels autant que des pensées générales. Enfin la dimension allégorique unifiait la somme des âmes personnelles en une âme collective, sans aucune opposition formelle (unanimisme), d’où son titre, les hommes de bonne volonté. Peut-on rêver d’une utopie littéraire à la fois totalisante et si douce ? Si maintenant, on s’intéresse à la vie matérielle de cet écrivain, voici un français qui a réussi à tirer son épingle du jeu en échappant à la Grande guerre puis à la Seconde, pour finir assis à l’Académie Française en 1946. Quelle vision avait-il de la montée du nazisme des années 30 ? « Être à droite, c’est avoir peur de ce qui existe », écrivait justement Jules Romains à l’époque où il ne partageait pas encore cette peur. De tous temps les conservateurs ont prévu avec effroi dans l’avenir le retour des barbaries passées, nous rappelle Simone de Beauvoir [2]. Cette frayeur, comment se traduit-elle au sein de leur ouvrage artistique ? Toute réponse générale à cette question efface le monde politique et idéologique qui a vu naître l’œuvre, élimine sa singularité historique.
Idéologie et lecture
Considérons désormais une idéologie qui nous est familière, le libéralisme, dont la tendance conservatrice coexiste paradoxalement avec une incessante fuite en avant, résumons [3] : une confiance volontaire en l’avenir, à condition que l’ordre socio-économique perdure. Au sein de cette utopie libérale, le politique et l’idéologique sont secondaires ou des ajouts « public » au contenu d’une vie « privée », qui seule est authentique et essentielle. Ainsi, sommes-nous élevés et conditionnés à nous préoccuper exclusivement de nos sphères privatisées et locales, et de laisser la responsabilité d’une vision du monde à une oligarchie. Le droit de vote est un devoir de légitimation, dont la classe politique a besoin pour fonder ses pouvoirs publics et transformer le monde - à notre place - « C’est la vie », peut-on entendre comme une fatalité. Mesurons alors quelques effets de cette idéologie sur notre lecture :
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L’autonomie de l’œuvre littéraire par rapport à son espace politique et historique. Ainsi peut-on éluder la vision coloniale (Albert Camus ou Joseph-Rudyard Kipling), la ségrégation raciale (William Faulkner), l’antisémitisme (Louis-Ferdinand Céline) etc. Ratifier les discriminations, les reproduire à bas bruit.
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La globalisation de l’œuvre littéraire, ainsi séparée de ses spécificités territoriales, s’intègre facilement sur le marché mondialisé, au profit des acteurs culturels dominants. Un fétiche sans monde.
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Dépolitisation et consensualité. Dégager de toutes les aspérités problématiques, l’œuvre littéraire rejoint ainsi l’offre esthétique marchande à l’abri de tout débat politique, à consommer entre-soi. En perdant sa qualité de document historique sensible, elle participe de la dépolitisation du lectorat et de son agir, oscillante entre divertissement, dévotion, ou glorification du patrimoine (appropriation étatique). Une universalisation abstraite.
Dialectique sans fin
En 1990, un nouvel espoir berçait la jeunesse occidentale. Les libéraux chantaient à tous les coins de rue : la fin de l’histoire, la fin des idéologies, la fin de la dialectique Est/Ouest, J’irai cracher sur la tombe de Sartre, le Capital aux ordures etc. « Après la lutte, après les guerres, fussent-elles froides, advenaient enfin la grande stase de la paix, et la grande extase d’un progrès indéfini. Tout ce qui arriverait, désormais, irait dans le bon sens : avec la mondialisation des échanges, c’est le grand rêves du XVIIIe siècle libéral qui se réaliserait en cette fin de XXe - le commerce ouvrirait les portes, les cœurs et les intelligences, diffuserait le bien-être et les idées qui le sous-tendaient. » [4] La chute d’un mur ouvrait l’irrésistible promotion du « réel », du « réalisme », le pragmatisme et ses bonnes idées, qui ne sont ni de droite ni de gauche, mais bonnes, tout simplement. Aux rabat-joie marxistes qui murmuraient dans leurs barbes que ceci n’était que cela ; une nouvelle idéologie, un sourire éclatant, la fête au village occidental - on aura pu leur dire « Dehors ! », pendant une décennie à peine.
Au lendemain - la dialectique des mondes renaissait - des tours tombaient et les murs se multipliaient. Il est temps de nous souvenir que toute utopie est idéologique, les indiens le vivaient sans le « savoir », les deux nous constituent en sujet du monde. Nos affects (leurs émotions) ne sont pas moins idéologiques que nos réflexions. Et justement, une vision du monde, dans sa totalité sociale, qu’elle soit conservatrice ou radicale et révolutionnaire, impose de facto le sérieux du politique. L’histoire n’a pas pris fin en 1990, et c’est tant mieux.
Le pari du nous
Vers où nous entraine la faillite de l’utopie libérale ? Une première réponse nous est fournie par l’histoire récente du XXIe, à savoir un renouveau des traditions d’analyses marxistes. Une vitalité retrouvée, malgré la censure et le discrédit dont elle fait l’objet, depuis la chute des régimes dits « communistes » du siècle dernier. Cela ne pouvait avoir lieu qu’à la condition d’une critique marxiste radicale des régimes socialistes existants. Ainsi, la structure économique du régime soviétique a pu être comprise, non plus en rupture avec le capitalisme, mais comme une variation (continuité) : un capitalisme d’État. Le domaine marxien de la liberté collective, non pas privatisée et individuelle (version libérale), renvoie à une communauté capable de prendre en charge ses nécessités (autonomie collective) et d’établir ses propres priorités. Toute participation à une association libre d’individus, en dehors de l’entreprise libérale, est une fin en soi [5] qui permet l’expérience sensible d’une telle liberté. Elle est évidemment limitée à un groupe social, et ne peut échapper aux structures capitalistes dans laquelle elle a lieu. C’est néanmoins un apprentissage qu’une partie de notre génération recherche actuellement. Notamment dans la militance politique.
Nous n’avons pas renoncé à imaginer d’autres mondes possibles à partir des lieux que nous traversons, les récits qui en dérivent, la sociabilité qui nous « décentre » par la reconnaissance d’une altérité.
Ce treizième essai se termine en renvoyant à l’ouvrage d’Olivier Gloag, que nous avons synthétisé par chapitre, à l’adresse suivante.
Épilogue
La lecture des textes associés à cet essai, constitue un préalable au prochain. Oublier Camus de Gloag aura été une rencontre inouïe avec la critique littéraire matérialiste de notre temps, s’inscrivant dans les travaux reconnus de Frederic Jameson. Nous souffrions d’une littérature devenue une commodité comme les autres, au service d’un reflet actuel des valeurs morales ou esthétiques. La fonction de critique littéraire disparaissait au profit d’une promotion pour ou contre, qui garantissait son exposition médiatique, son spectacle dirait-on avec Debord. Il fallait compter également sur les réseaux sociaux, pour assister à de véritable procès d’intention, foire d’empoigne subjectives, où des auteurs étaient dénoncés ad hominem [6], à l’instar des stars de cinéma dans les tabloïds. Tout ceci appauvrissait notre imaginaire politique.
C’est à un horizon contradictoire (dialectique) que la critique marxiste de Jameson s’adresse, en rétablissant la force interprétative de nos lectures, en recoupant le sens allégorique du texte original à un épisode de l’histoire de l’humanité (totalité sociale). « C’est dans la tension entre l’histoire et la matière, que l’œuvre littéraire prend pleinement son sens critique » [7], notre quatorzième essai [8] sera consacré à cette proposition. Pour ce faire, nous reviendrons sur l’interprétation de la Peste d’Albert Camus, proposée par Olivier Gloag.
Oublier Camus avec Louisa Yousfi et Olivier Gloag
Au Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris (CAREP Paris)
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