Dossier Walter Benjamin

Courroies de transmissions

Entretien avec Florent Perrier

Entretien avec Florent Perrier par Jérôme Delclos pour le dossier Walter Benjamin publié en février 2023 par Le Matricule des anges.

TRADUCTEUR DE WALTER BENJAMIN, PHILIPPE IVERNEL (1933-2016) AURA ÉTÉ DÈS LES ANNÉES 1960 SON PREMIER EXÉGÈTE ET GRAND PASSEUR EN FRANCE. LECTURES CROISÉES, DE PART EN PART DES PISTES OUVERTES PAR CE LIVRE POSTHUME, AVEC SON ÉDITEUR FLORENT PERRIER.

C’est un livre inattendu d’avoir été attendu si longtemps [1]. Irving Wohlfarth le rappelle dans sa postface : Ivernel eût été le premier grand introducteur en France du penseur allemand, si Mai 1968 n’avait brouillé le chercheur avec la Sorbonne. D’où une thèse interrompue, et le repli sur le Centre universitaire expérimental de Vincennes pour Ivernel qui déjà s’était distingué, dix ans plus tôt, par ses courageux articles d’opposition à la guerre d’Algérie. Il mènera de front l’enseignement, sa passion pour le théâtre engagé, et une carrière de traducteur et interprète d’Anders, Jonas, Bloch, Horkheimer, Adorno, bien sûr Walter Benjamin, mais aussi Brecht, Döblin, Weiss ou Fassbinder.

Parmi tous ces auteurs, Walter Benjamin accompagnera Ivernel jusqu’à sa mort en 2016. Résultat du travail d’archiviste de Florent Perrier, Walter Benjamin. Critique en temps de crise rassemble des textes tenus ensemble par le souci constant du germaniste de se confronter à la lettre même du philosophe dans ce qu’elle a de plus problématique : « faisceaux de convergences où les digressions ne cessent de ramener aux thèmes, faisceaux de divergences, où le thème ne cesse de s’épanouir en digressions ». Son œuvre, « fleuve surprenant, qui multiplie les tours et les détours  », « vagues ininterrompues, comme une houle », nécessite un lecteur qui parvienne à s’y orienter quand il s’y perd à chaque page. D’autant que le fil d’Ariane que déroule Ivernel dans le labyrinthe benjaminien est celui de la dialectique retorse « Crise et critique  » : « Deux phénomènes corrélatifs, appelés à se relancer mutuellement  ». L’interprétation y gagne alors sa force motrice, au plus près de la dynamique de pensée de Benjamin.

Le livre, en un sens entièrement clos sur lui-même, demeure très lisible, tandis que la trentaine de pages de fragments qui le termine sape l’impression du lecteur d’avoir, enfin, saisi quelque chose à Walter Benjamin, pour faire sienne la consigne furtive de la page 365 : « revenir au départ  ». Et certes l’on y revient, mais à présent mieux averti. Ou, comme s’exclame non sans effroi ─ et humour ─ Philippe Ivernel : « Benjamin : Catastrophe ! ».


Entretien

Florent Perrier, vous vous êtes notamment fait l’archiviste de Jean-Michel Palmier, de René Schérer, de Simone Debout, et ce livre de Philippe Ivernel sort entièrement de votre entreprise de sauvetage de ses archives, depuis l’introduction de sa thèse, abandonnée au lendemain de mai 1968, jusqu’aux derniers fragments regroupés à la fin du livre. L’un d’eux commence ainsi : « Walter Benjamin critique en temps de crise. La critique comme mise en crise de son objet aussi bien que d’elle-même. » Comment comprendre cette définition de la critique (et partant, de la crise), qui lui donne son sens — complexe — et son urgence, y compris pour nous à lire Benjamin ?

Une première réponse, factuelle, à votre question, consisterait d’abord à préciser que ce fragment date de 2004 et qu’il provient d’un travail préparatoire à un cours fait sur Walter Benjamin en Colombie. Or se retrouve là, dans ces quelques lignes, le titre même de la thèse inachevée commencée par Philippe Ivernel en 1960, soit près de 50 ans avant, titre donné à l’ensemble du recueil désormais : Walter Benjamin. Critique en temps de crise. Manière de dire, même à travers un simple énoncé composé de quelques mots d’apparence anodine, qu’un noyau relativement stable ou mieux, un pôle constitué se présente ici face à la crise. Disons de ce pôle, car en effet tout cela est complexe, qu’il est nourri de l’aspiration constante de Walter Benjamin à l’émancipation et de l’interprétation, par ses exégètes — ici par Philippe Ivernel — de cette tension entretenue dans son œuvre vers l’émancipation, cela étant d’ailleurs énoncé très tôt puisque, dans la conférence de 1914 intitulée « La vie des étudiants », le philosophe allemand affirme, à seulement 22 ans, combien chacun, « par voie de connaissance », « libérera l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure  ». Or, cette exigence de libération — Walter Benjamin parle juste avant, à ce sujet, d’une « nécessité extrême et périlleuse  » face à laquelle chacun doit prendre ses responsabilités — ne peut aucunement coaguler en une forme rigide ou en un système clos, elle ne peut, sauf à se trahir, sauf à trahir l’émancipation, devenir un pôle fixe, inerte, pétrifié, et ne peut donc se transformer en socle figé. Il faut par conséquent, et cela en permanence, que la critique s’exerce non seulement à l’endroit de la crise, mais aussi et en même temps à l’endroit de la critique elle-même, de ses agencements particuliers et partant des risques d’ossification qui toujours la menacent (ce que montre par ailleurs très bien Miguel Abensour dans ses essais, inspiré lui aussi par l’œuvre de Walter Benjamin, relativement à la question de l’utopie). La critique ainsi entendue opère dès lors toujours dans un contexte spécifique qui la transforme du même coup quant à ses modalités propres d’exercice, mais sans que son pôle d’exigences premières (l’émancipation) ne soit affecté.

Si l’on voulait prendre une image, on pourrait penser à une avancée technique née au XIXe siècle dans le domaine de l’aéronautique, celle de l’hélice contrarotative : deux hélices sont placées l’une derrière l’autre sur le même axe et tournent en sens opposé pour propulser l’aéronef. La critique en temps de crise s’appuie elle aussi sur ces deux forces motrices opposées tout contre pour avancer : l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir ou, plus exactement, l’une où s’exerce la critique de la crise quand l’autre maintient en crise la critique, ce couplage ou cette dialectique contrarotative permettant seule le mouvement, soit l’avènement de turbulences ou encore de tumultes désirables sous l’espèce d’une révolution émancipatrice. À s’en tenir à cette image, on voit bien combien l’arrêt d’une des hélices peut irrémédiablement conduire vers une forme rigide d’univocité quand il s’agit au contraire, par ce double mouvement, de pouvoir s’arracher au continuum historique, autre mot pour l’univocité. S’il y a dès lors urgence à lire Walter Benjamin, urgence à prendre en compte cette conception complexe — mais jamais figée — de la critique, c’est précisément que l’univocité, notamment politique, fait retour d’une manière catastrophique et que la complexité de ce double regard — contrarotatif — sur le passé comme sur l’avenir, sur la critique comme sur la crise, est de moins en moins permise et cela au bénéfice de visions (et c’est encore un bien grand mot gratifié ici) toujours plus unilatérales et dont témoigne abondamment, de nos jours, le renouveau fasciste européen et extra-européen. Cette puissance contrarotative des textes de Walter Benjamin est aussi une puissance discriminante, elle propulse dans une direction précise, celle de l’émancipation, et nous apprend à cet égard à décrypter les événements du passé au regard des urgences et des exigences de notre présent : elle nous apprend à faire le départ, lucidement, sobrement, entre des manières de transmettre qui rendent, ou non, appréhendables, c’est-à-dire tangibles, saisissables pour notre temps, en fonction de notre temps, les enjeux toujours actuels de ces luttes passées. Comme le précise Philippe Ivernel à plusieurs reprises : « non pas du passé au présent, mais du présent vers le passé ».

Critique et Crise était le titre d’une revue que projetaient ensemble Benjamin et Brecht en 1930, et qui n’a pas vu le jour. « Lucidement, sobrement », dites-vous : qu’est-ce que cette « sobriété », que vous soulignez à plusieurs reprises, dans votre préface, au sujet d’Ivernel lui-même (Irving Wohlfarth le fait aussi dans sa postface : « Il [i.e. Ivernel] a fait sienne la sobriété de “l’aube qui point”  ») ? Y a-t-il matière, dans la lecture de Walter Benjamin, à trouver là quelque chose comme un modèle ?

Lorsque le Memorandum de la revue Crise et Critique affirme son « caractère politique » et associe son « activité critique » à la « claire conscience de la situation critique de la société actuelle  », il pointe une forme de lucidité combative, ici à l’œuvre « sur le terrain de la lutte des classes ». Mais objectivité et sobriété, dès les premiers textes de Walter Benjamin (dès son article de 1914 consacré à Hölderlin), jouent en réalité de concert pour dissiper radicalement les illusions, les mystifications qui recouvrent idéologiquement les œuvres. Et si la critique doit se faire au fil des ans « de plus en plus dépouillée, transparente et tranchante », c’est bien pour des motifs politiques, c’est-à-dire pour mettre à distance ce que Philippe Ivernel nomme « ce fond ténébreux, mythique ou encore préhistorique  » où l’Allemagne va bientôt se résorber « corps et âme » et dont les porte-drapeaux sont notamment, à l’époque de Walter Benjamin, Heidegger, le futurisme, Klages ou encore Jünger.

Il y va là, chez Walter Benjamin, d’une forme d’appauvrissement volontaire, d’un refus de tout pathos ou de toute emphase, de toute surenchère lyrique dans l’ordre du langage donc, qui pourrait se laisser résumer par l’idée politique, en soi déjà action, que, face au fascisme, la sobriété est toujours et déjà requise, toujours et déjà de mise. À cet égard, le mot de Pierre Missac doit pouvoir être compris strictement : si Walter Benjamin s’est donné pour tâche « d’élucider et non pas d’éblouir  », c’est qu’il s’agit bien, par la critique, par l’écriture et ses formes, d’amener à la lucidité face aux œuvres et non pas de se laisser endormir ou méduser par elles. C’est ici que l’exigence portée depuis ses débuts par Walter Benjamin rencontre celle qui anime également Bertolt Brecht, l’ouvrage du premier publié en 1928, Sens unique, en témoignant exemplairement avec son refus du « geste ambitieux et universel du livre » au profit de « formes discrètes » à l’œuvre « dans les communautés actives », à savoir « les tracts, les brochures, les articles de journaux et les affiches ». Face aux périls qui assaillent les deux hommes comme leurs pensées à compter de 1933, l’important est, procédant par « réduction », par éliminations successives, d’exposer la moindre des surfaces à l’emprise des séductions ou des récupérations et cela au prix, s’il le faut, d’une nécessaire liquidation d’une part de l’héritage humaniste. Comme le précise Philippe Ivernel, « l’homme — après la poésie — subit là une réduction : il apprend à connaître sa plus petite grandeur, qui lui offre la meilleure base pour résister aux tempêtes d’aujourd’hui, au déchaînement de la guerre et de la technique  ». Savoir par conséquent se replier sur l’essentiel pour organiser la résistance, être capable de « faire avec peu » pour préserver une capacité d’exister non entamée.

La fin du texte « Théories du fascisme allemand », publié en 1930, expose clairement certains des enjeux politiques alors associés à cette question fondamentale de la sobriété chez Walter Benjamin. Contre la « mystique de la mort des mondes » exaltée par les tenants fascistes de la guerre, il faut parier sur la lucidité de ceux « qui détiennent dans la technique non pas un fétiche du naufrage, mais une clé du bonheur  » : « De cette lucidité qui est leur, ils donneront la preuve à l’instant où ils se refuseront à reconnaître la prochaine guerre comme une coupure magique, et découvriront en elle, au contraire, l’image de la vie quotidienne, et accompliront avec cette découverte, précisément, sa transformation en guerre civile, mettant ainsi à exécution la recette marxiste qui est seule à la mesure de cette sorcellerie des runes ». Si l’histoire ultérieure de l’Europe démentira, voire trahira une telle lucidité, cela n’implique aucunement de fermer désormais les yeux mais, bien au contraire, d’être plus encore en éveil et attentif à ces espaces de résistance, à ces poches de résistance où la culture parvient, envers et contre tout, à préserver son honneur.

On peut avoir le sentiment que le ou les « temps de crise » se déclinent chez Benjamin en une multiplicité : crise de « l’expérience », crise du « goût », crise de la narration (« (…) l’art de raconter est en train de se perdre », écrit-il dans « Le Narrateur »), crise de l’idée de progrès, crise de la critique ― littéraire comme universitaire ―, pourquoi pas crise écologique si l’on se réfère à un texte récent de Michael Löwy, « Walter Benjamin contre le “meurtre” de la nature » (dans Robert Sayre & Michael Löwy, Romantisme anticapitaliste et nature, Rivages, 2022), etc. Y a-t-il une unité de ces crises ? Faut-il les comprendre comme les modalités d’une seule et même « course folle » vers la catastrophe ?

Si l’on reprend autrement la figure de la réduction évoquée plus haut, il est probable que la crise, ainsi « réduite » à son plus petit dénominateur commun, renvoie, chez Walter Benjamin, à la guerre de 1914-1918 vécue par sa génération comme « l’une des expériences les plus terrifiantes de l’histoire mondiale  » (né en 1892, Walter Benjamin se suicide en septembre 1940). Ce qu’il écrit dans « Expérience et pauvreté », texte de 1933, livre bien des clés d’analyse de cette crise, avec ses manifestations avant-courrières comme avec ses conséquences. À l’occasion de cette première guerre mondiale, en effet, « jamais expériences ne se sont révélées plus profondément mensongères que les expériences stratégiques à travers la guerre de position, les expériences économiques à travers l’inflation, les expériences corporelles à travers la faim, les expériences morales au travers des puissants. Une génération qu’on conduisait encore à l’école en tramway à chevaux se retrouvait à la belle étoile, dans un paysage où rien n’était demeuré inchangé, sinon les nuages et, au centre, dans un champ de force de courants destructeurs et d’explosions, l’infime et fragile corps de l’homme  ». Au cœur de la crise apparaît donc la sobriété ou mieux, la pauvreté de l’homme réduit à sa nudité même et subitement plongé, sans merci, sous une avalanche de désastres inimaginables pourtant nés d’une technique qu’il n’aura pas su s’allier pour en avoir inconsidérément débridé les puissances mortifères.

Le texte de Sens unique, « Vers le planétarium », l’indique aussi, décryptant la première guerre mondiale comme « une tentative de nouvelles noces, inédites, avec les puissances cosmiques. Les masses humaines, les gaz, les énergies électriques furent jetées en rase campagne, les courants à haute fréquence zébrèrent le paysage, de nouveaux astres se levèrent au ciel, l’espace aérien et les profondeurs marines retentirent du bruit des hélices et partout l’on creusa des fosses sacrificielles dans la Terre mère. Cette grande cour faite au cosmos eut lieu pour la première fois à l’échelle planétaire et ce, dans l’esprit de la technique. Mais parce que la soif de profit de la classe dominante pensait expier sa volonté avec elle, la technique a trahi l’humanité et changé la couche nuptiale en une mer de sang  ». Même s’il trouvera, avec les révoltes qui suivirent « les nuits d’anéantissement de la guerre  », de faibles raisons d’espérer — ces révoltes pouvant, à ses yeux, contribuer à faire de la technique non pas la domination de la nature, mais la maîtrise de la relation entre la nature et l’humanité —, Walter Benjamin envisageait pourtant le pire à venir : les génocides ou encore, pour parler comme Charles Fourier, les ravages causés par la détérioration matérielle de la planète. La matrice de la crise se compose donc de ces dérèglements insensés, dans le monde, entre la part de l’homme, celle de la technique, et la part de la nature, ces dérèglements provoquant autant de crises spécifiques dans les divers ordres de la sensibilité, chacune de ces déflagrations nouvelles n’en mettant pas moins au jour, simultanément et à chaque fois inédites elles aussi, des possibilités de dépassement, de libération, aussi infimes soient-elles.

Notre « temps de crise » ne serait ainsi que la diffraction de ce traumatisme premier que fut la première conflagration mondiale et dont Walter Benjamin interprète les linéaments dans Paris, capitale du XIXe siècle avec l’apparition de l’homme moderne sous la plume, notamment, de Baudelaire, le poète du spleen c’est-à-dire, selon son interprète, « le sentiment qui correspond à la catastrophe en permanence ».

Cela signifie-t-il pour Benjamin l’impossibilité d’une sortie de la crise ?

La voie d’une résolution de cette crise foncière est pour lui très étroite, elle est soit révolutionnaire (mais les espoirs allaient en s’amenuisant à mesure de l’emprise du fascisme en Europe), soit pacifique avec cette harmonie à construire entre l’humanité et la nature, harmonie suggérée par Charles Fourier dont Walter Benjamin exaltera la vision du travail passionné, un travail qui, « effectué dans l’esprit du jeu, ne vise pas la production de valeurs mais l’amélioration de la nature. […] Une terre cultivée selon cette image cesserait d’être une partie “d’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve”. Elle serait un lieu où l’action est sœur du rêve  ».

Ce que vous dites de l’étroitesse me fait penser à la formule « étrécir au possible » dans votre titre de la préface au livre d’Ivernel. « Étrécir au possible », si surprenant que cela paraisse, afin que puisse s’ouvrir la chance d’un possible ?

Paradoxalement, dans un monde qui fait eau de toute part sous l’espèce d’une permanence tangible de la catastrophe, l’espérance prend corps aussi à chaque instant dans la doublure même de cette litanie dramatique qu’il faut savoir alors retourner, c’est-à-dire empoigner par le col au moment opportun pour ne plus endosser le poids de cette chape de plomb qui tout recouvre, tout unifie, mais bien la mettre à bas, s’en libérer. Un geste vigoureux s’impose donc ici pour arracher l’espérance à une continuité lénifiante qui, à chaque instant, menace d’en occulter la fulguration possible.

Loin de la figure théologique de l’espérance qui reste impuissante à se saisir d’un fruit à portée de mains alors même qu’elle est ailée — la Spes d’Andrea Pisano, sur le portail du baptistère de Florence, ainsi décrite dans Sens unique —, Walter Benjamin prône des moyens plus prosaïques, plus sobres sans doute, ceux d’une saisie ferme donc, capable d’interrompre le cours des choses, d’en arrêter la marche délétère dès lors que se laissent reconnaître, « à l’instant du danger », des solidarités susceptibles, de siècles en siècles, par-delà les siècles, de former un tissu de résistances propres à percer à jour les logiques hégémoniques. D’où la nécessité d’un éveil constamment aux aguets, un regard affûté ou, en effet, étréci au possible pour, liant présence d’esprit et présence de corps, attraper au vol chaque échappée offerte à cette prise éclair, chacun des possibles susceptibles d’ouvrir à un monde autre, aussi minime soit-il.

Beaucoup a été dit sur le goût de Walter Benjamin collectionneur pour le « petit », les miniatures. Que cherchait-il dans la contemplation de deux grains blés gravés, ou d’une boule à neige ?

À répondre en peu de mots, une forme de réduction sans doute encore, mais une réduction qui fait ici image, l’image de ce qui résiste à toute standardisation, une image, donc, de la résistance par le minuscule, l’objet de peu, par ce qui tient au creux de la main ou ce qui touche à l’enfance et ne se résorbe jamais dans l’indistinct car transfiguré par un regard singulier, celui du collectionneur, pour qui chaque pièce collectée abandonne sur le champ toute utilité au profit d’un réseau de correspondances inédites grâce auquel le monde peut, enfin et sous ses yeux, se recomposer autrement. On se souviendra à cet égard de la dédicace à Scholem de son livre de 1936 paru sous pseudonyme, une collection de lettres traversées par l’esprit des Lumières et sobrement intitulée Allemands — cette collection : « une arche contre le déluge fasciste  ».

« Envers et contre tout adossé à l’espoir », ainsi intitulez-vous votre texte en ouverture du Walter Benjamin - Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu de Jean-Michel Palmier. Celui qui est « adossé  » à l’espoir « envers et contre tout » n’y a pas renoncé. S’il reste de l’espérance chez Walter Benjamin, de quoi alors est-elle faite ?

Sans doute faudrait-il introduire là toute une dialectique entre le proche et le lointain, dire aussi l’importance du détail qui permet justement la prise (l’aspérité reconnue), rappeler la formule de Kafka présente en filigrane chez Walter Benjamin — « Il y a une quantité infinie d’espoir, mais pas pour nous.  » —, montrer comment l’espérance circule pourtant de génération en génération, mais l’essentiel est cette présence souterraine, sourde et continue de l’espérance qu’il faut savoir mettre au jour, reconnaître et dès lors saisir à la seconde même où s’en offre la chance.

Dans un autre registre, face à ce que Nietzsche appelle, dans La gaya scienza, « le poids le plus lourd  », soit l’éternel retour du même, le révolutionnaire Blanqui, développant à la même époque des idées similaires dans L’Éternité par les astres, notait pour sa part, propos relevé par Walter Benjamin : « Seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance  ». Or, les bifurcations, pour le dire ainsi, se donnent à voir ou à sentir dans l’aire de la sobriété : ni avenues, ni voies toutes tracées, mais de simples passées qu’un œil averti peut seul identifier, quelques marques ici ou là d’une oblicité qui s’annonce et se prolonge, l’amorce d’une flexion qui n’est pas encore l’espérance, mais qui, hors des sentiers battus, donne à espérer. Ces petites formes, ces maigres indices font signe vers des histoires ou des traditions négligées, occultées, vaincues par le poids d’une histoire officielle fomentée par les vainqueurs. Les relever, leur faire droit, si frêles ou si ténues que puissent en être les manifestations, c’est relever ou faire droit à leurs espérances et tenant cette brèche ouverte, tenant le pas ainsi gagné, pouvoir s’y engouffrer pour retourner en effet la doublure du monde, le rendre à l’utopie, à sa sobriété.

« Oblicité », une espérance « hors des sentiers battus », dites-vous : est-elle conciliable avec le marxisme ? Ou pour le formuler autrement, que retient Benjamin de son voyage à Moscou ?

Beaucoup de déceptions, car l’ossification dont il était question plus haut avait là-bas déjà gagné la partie et l’esprit critique, forcément hétérodoxe, ne soufflait déjà plus en Union soviétique. Si marxisme il y a chez Walter Benjamin, on pourrait dire qu’il est expérimental : un bricolage plutôt qu’un alignement et cela au sens où le laissait entendre Pierre Klossowski lorsqu’il parlait à son sujet d’un « ésotérisme artisanal », c’est-à-dire d’une familiarité grande, chez celui qu’il qualifiait (plutôt que de « marxisant ») de « criticiste à outrance », avec des courants politiques hétérodoxes dont les scintillements multiples, notamment dans l’ordre du sensible, lui permettaient d’enrichir ou de subvertir le marxisme pour en sauver l’esprit, soit le rapport à l’émancipation.

Irving Wohlfarth note ceci que « la pensée de Benjamin est admise partout (…) et citée à toutes les sauces  ». Qu’est-ce aujourd’hui qu’une lecture de Walter Benjamin qui lui serait pour ainsi dire loyale ?

Dans un texte consacré à Bertolt Brecht, Walter Benjamin mentionnait une phrase de Lichtenberg qu’il n’est pas inintéressant de rappeler pour tenter de répondre à votre question : « L’important n’est pas ce dont une personne est convaincue. L’important est ce que ses convictions feront d’elle. » Cela peut notamment signifier que lire Walter Benjamin avec loyauté, c’est en décliner l’exigence ou la radicalité jusqu’au plus petit de nos gestes, sans passer à côté de la moindre des conséquences à laquelle doit pouvoir conduire l’attention d’une pensée soucieuse de l’écart infinitésimal, de la brèche infime d’où peut sourdre l’espérance, l’instant révolutionnaire. Au sujet de Charles Péguy, qu’il admirait beaucoup, Walter Benjamin notait « qu’une idée ne devient une trahison que si elle est maintenue par la paresse et par la peur.  » Et dans le même texte consacré à « la position sociale de l’écrivain français » (1934), il saluait les surréalistes qui « sont arrivés là où ils en sont sans passer de compromis, en exerçant continuellement un contrôle critique sur leur propre position », empruntant le chemin le plus long « pour parvenir à la critique radicale de l’ordre social », celui de l’intellectuel. Autant dire que la radicalité envisagée ici est loin d’être évidente à tenir, notamment parce qu’elle se joue aussi, et pour l’essentiel, dans l’espace de la forme.

À considérer la situation de crise extrême connue par Walter Benjamin à partir des années 30, l’amplitude de ce rapport à la forme peut être esquissée si l’on évoque, d’une part, qu’il a souvent cherché à rendre ses pensées volontairement inassimilables, c’est-à-dire non réductibles à des slogans ou à des modes quelconques de récupération politiques et que, d’autre part et dans le même temps, il y a eu chez lui cette recherche constante de « formes discrètes », de petites formes adaptées aux « communautés actives » grâce auxquelles l’intellectuel peut pourvoir, à sa place et à sa mesure, aux luttes en cours. On notera en outre, avec ces deux exemples, la connaissance approfondie des pensées comme des formes du temps que cela suppose et l’on ne s’étonnera plus que, pour l’acquérir, Walter Benjamin ait eu une pratique des critiques et recensions aussi diversifiée qu’étendue.

La voie n’en reste pas moins étroite pour une lecture qui porte à conséquence, car elle passe par cette nécessaire réflexion sur l’écriture, ses formes et la place que l’on veut bien y accorder au lecteur, une place souhaitée ardemment active par Walter Benjamin et ce à des années lumières d’une passivité attentiste, que maintiendraient justement paresse et peur. Lire Walter Benjamin avec loyauté pourrait donc consister à le lire sans craindre de se mettre soi-même en crise par l’ouverture à des formes radicales d’inconfort à travers lesquelles le présent se laisse éprouver comme foncièrement inhospitalier tout en délivrant, par cette rugosité même, de quoi le saisir et le retourner, de quoi le révolutionner sur le fond comme sur la forme ou mieux, de fond en comble.

Propos recueillis par Jérôme Delclos

Florent Perrier est Maître de conférences à l’Université de Rennes 2 où il enseigne l’esthétique et la théorie de l’art. Chercheur associé à l’IMEC et aux Archives Walter Benjamin, ses travaux portent notamment sur l’esthétique de la résistance et sur les rapports entre l’art, l’utopie et le politique. Son livre Topeaugraphies de l’utopie – esquisses sur l’art, l’utopie et le politique, a été édité en 2015 chez Payot

Lire l’article sur le site du Matricule des anges


Revenir au dossier de presse


Notes

[1Walter Benjamin. Critique en temps de crise, de Philippe Ivernel
Édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier
Postface de Irving Wohlfarth
Klincksieck, 417 pages, 35€