Dossier Walter Benjamin

Un flambeur dans l’incendie

par Jérôme Delclos

Article de Jérôme Delclos pour le dossier sur Walter Benjamin édité en février 2023 dans Le Matricule des anges n°240.

CASSE-TÊTE ─ ARME OU JEU ─ LIVRÉ EN PIÈCES AUX « ENFANTS POLITIQUES DU SIÈCLE », L’ŒUVRE-VIE DE WALTER BENJAMIN (1892-1940) SE RISQUE Á QUI PERD GAGNE. ET CHACUN DE SES COUPS PARIE CONTRE « LE FAIT QUE LES CHOSES ’CONTINUENT Á ALLER AINSI’ QUI EST LA CATASTROPHE ».

Juillet 1925. L’université de Francfort a refusé d’accepter comme thèse d’Habilitation son Origine du drame baroque allemand, et Walter Benjamin ne décolère pas. « Depuis trop longtemps déjà, on attend la gifle qui doit résonner à travers les galeries de la science. Alors se réveillera aussi cette pauvre vérité qui s’est piquée à la quenouille démodée lorsque, entrant sans permission dans la pièce de débarras, elle a voulu tisser une robe de professeur.  » Il faut dire que l’impétrant a mis les pieds dans le plat. Avec « chuzpe  » dit-il ─ un sacré culot : sa « Préface épistémo-critique » dans laquelle il prétend, pas moins, que fonder une toute nouvelle théorie de la connaissance, et où il le fait au mépris des convenances académiques les plus élémentaires. Une machine à claques, de quoi faire valser lorgnons et sonotones des membres du jury. Si l’on en croit Hannah Arendt qui sans ses Vies Politiques récuse les pistes de l’antisémitisme, d’un Benjamin privé de réseaux, et de « la suspicion universitaire d’usage à l’égard de toute chose dont la médiocrité n’est pas garantie », ledit jury simplement n’y avait rien compris.

« Échec prémédité », « plus qu’à moitié échec » selon ses exégètes : six mois avant son fiasco, il confiait à Gershom Scholem sa peur de réussir. « En cas d’issue heureuse, ma plus grande hantise, presque : surtout Francfort, puis les cours, les étudiants, toutes choses qui mordent cruellement sur le temps, car les gérer n’est pas mon fort et je dois régler des affaires d’édition très diversifiées, quelques travaux (….) et enfin, si c’est un jour possible, je dois, sans trop tarder prendre au sérieux l’hébreu ».

« Une telle carrière, Walter Benjamin la recherchait-il ? », demande Irving Wohlfarth. « Oui et non. (…) Qui perd, gagne. » Le jugement éclaire la posture de l’étudiant prolongé ─ 33 ans et déjà connu pour ses publications ─ qui se tient devant le jury comme le joueur devant le croupier. Pas n’importe quel joueur : celui qui gagne même quand il perd. Ou bien le jury reconnait Benjamin dans sa puissance d’instauration d’une philosophie encore jamais vue, et il valide en lui l’immense auteur qu’il est ; ou bien il le rejette, et lui se tournera vers la place que le destin lui échoit : hors de l’Université qui ne le mérite pas. Cette logique du tout ou rien, du quitte ou double ─ une folie de parieur ─ se retrouvera dans sa conception du critique comme « stratège dans le combat littéraire », quand il clame son ambition de « devenir le plus grand critique littéraire allemand vivant  ». Sans quoi, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Sur un autre plan, on peut s’interroger sur la façon qu’a Benjamin, somme toute très désinvolte, de trainer en Europe, d’y flâner au plus fort de la catastrophe en dépit des pressions amicales de Scholem pour émigrer. Obtient-il un visa pour la Palestine le 7 août 1929, il ne l’utilisera jamais. Sans doute attend-il, en joueur éprouvé, le moment ultime, le signal du croupier. Á Scholem l’enjoignant de quitter l’Europe, il répond par une pirouette. « Le troisième Reich est un train qui ne démarre pas avant que tout le monde y soit monté. » En un sens, il est un personnage de burlesque digne des Marx, ou de Chaplin qu’il admirait.

Le moment fatal du « Rien ne va plus, faites vos jeux », juste avant le départ de la boule, est celui que saisit le joueur pour miser. Ou comme il l’écrit lui-même : « Le danger particulier auquel le joueur est exposé est contenu dans la catégorie du ’trop tard’, du ’manqué’ qui est une catégorie du destin  ». Mais il lui faut aussi ne pas venir trop tôt : « ce qu’on a dit de mieux jusqu’à présent à propos du jeu : il donne la place centrale au facteur de l’accélération, de l’accélération et du danger. (…) l’innervation vive comme l’éclair dans le danger : le cas limite dans la présence d’esprit devient divination, c’est-à-dire l’un des suprêmes instants et des plus rares de la vie, c’est ce que le jeu produit de manière expérimentale » (Notes sur le jeu, 1929-1930).

C’est qu’il est un vrai joueur : d’échecs, de poker, de dominos à Moscou, mais surtout de roulette à Zoppot, Monte-Carlo, San Remo, Nice, tous lieux où pour lui la griserie de perdre vaut celle de gagner. Cette même année 1925, après avoir perdu au jeu de l’Habilitation ─ mais il y aura gagné sa chance d’un tournant radical dans sa pensée ─, il flambe à Zoppot : « En 1925, Jula Cohn épousa le chimiste Fritz Radt, l’un des frères de Grete Radt, la première fiancée de Benjamin. Celui-ci allait rester encore longtemps en relation avec le couple, qui s’établit à Berlin. Il se rendit une ou deux fois, en compagnie de Fritz Radt, à Zoppot où il y avait un casino et où il pouvait sacrifier à la passion du jeu qui, de temps en temps, s’emparait de lui. Au cours de l’un de ces voyages, il perdit tout son argent, jusqu’au dernier pfenig, et dut emprunter les quelques marks dont il avait besoin pour son voyage de retour  » (G. Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié).

1925, l’époque est désespérante. Beaucoup ont déjà émigré, en Palestine ou ailleurs. La situation de Benjamin est précaire. Il dépend de l’aide de son père (commissaire-priseur, spéculateur, grand-bourgeois berlinois et tyran familial), des maigres revenus que lui rapportent ses premiers écrits, et du modeste salaire de secrétaire de Dora, épousée en 1917 et avec qui il a eu un fils en 1918. Ni Walter ni Gershom, l’ami intime connu au début des années 1910 quand tous deux militaient dans le Mouvement de la jeunesse juive de gauche, n’ont fait la Grande Guerre : réformés. Walter en simulant en 1915 une paralysie du bras, puis à nouveau en 1917, pour de prétendues crises de sciatique. Mais le paysage politique, social et économique de l’Allemagne des années 1920 est un champ de ruines, et le bilan personnel de Walter aussi : l’échec de Francfort, les tensions avec son père, son désir d’indépendance d’autant plus vif que son couple va mal. Son mariage n’est plus, témoignera Scholem, qu’une « cohabitation » : en 1921 Walter a revu son ancien amour Jula Cohn, égérie d’un groupe d’amis parmi le Mouvement de la jeunesse juive d’avant-guerre. D’où la crise avec Dora, et elle qui tombe amoureuse d’Ernst Schoen, lui aussi un perdu de vue ayant refait surface. Gershom Scholem a raconté Dora lui confiant au sujet de Walter que « sa spiritualité s’opposait à son Eros ». L’ami du couple relate aussi les confidences d’autres femmes, dont une demandée en mariage en 1932 par Benjamin : toutes témoignent qu’« ’il n’avait pour ainsi dire pas existé en tant qu’homme’ ; elles n’auraient même pas pu imaginer que cette dimension fût aussi présente en lui. ’Walter était pour ainsi dire incorporel’  ».

S’il est, pour les femmes qui comptent pour lui, à la fois l’amoureux éperdu qui les charme par sa conversation et l’éternel soupirant avec qui elles n’iront pas plus loin, lui, dans ses textes, revendique de façon folle ─ Dora parle d’ « un homme qui souffrait de névroses obsessionnelles » ─ une conception tourmentée de la passion qui ne se soutient que de son impossibilité et de la perte de l’objet désiré. Jula Cohn qu’il revoit dès qu’il le peut, et surtout son amour impossible, ponctué de retrouvailles houleuses, et que nomme la dédicace en tête de Sens unique. « Cette rue s’appelle/ RUE ASJA-LACIS/ d’après celle qui, en ingénieur,/ l’a percée dans l’auteur. » La flirteuse correspondance, de 1930 à 1940, qu’il a avec Gretel Adorno, l’épouse du philosophe émigré aux Etats-Unis, pose la question qu’elle-même lui chuchote : « Où passe finalement la subtile limite entre amitié et amour ?  ». À côté de ces passions, il fréquente les prostituées au bordel ou des « cocottes » au café.

Dans le fragment 156 daté de 1929-1930, il écrit : « Je pense quelquefois que la plupart des joueurs pourraient bien être les bâtards de l’amour, que ce soit l’amour parental ou sexuel, et chercher, à cette table, auprès du destin, une adoption qui les ennoblirait davantage que la naissance qui les a rejetés  ».

En cette décisive année 1925, Walter Benjamin pense à Asja Lacis, «  une lettone, bolchévique, de Riga, qui fait du théâtre et de la mise en scène  », connue durant l’été 1924 à Capri où il rédigeait sa thèse au calme. Le «  poison du voyage  », comme il l’appelle, lui est un antidote à son échec personnel comme à la détresse noire de l’Allemagne. Il n’aime rien tant que le soleil de l’Espagne, du sud de la France, de l’Italie. Riga puis Moscou, c’est pour Asja Lacis. Le Danemark en 1934, pour Brecht. La chronologie de ses déplacements incessants, dans le Walter Benjamin. Les chemins du labyrinthe de Jean Lacoste, permet de mieux comprendre qu’il ait différé sine die son départ pour la Palestine, loin de l’Europe où il aimait tant circuler.

En somme, il est déboussolé, mais devant un horizon. « Carrefours  », « labyrinthe  », « déblayer  » pour « ouvrir en chemins » comme le réclame le « caractère destructeur » qu’il appelle de ses vœux, autant de motifs dans son œuvre et qui caractérisent sa vie, les choix où elle se confronte en permanence, ses errances d’une place d’Europe à l’autre, ses amitiés et inimitiés, ses passions amoureuses.

En 1927, il a commencé le Livre des Passages, son chef d’œuvre qui restera inachevé. Quand il revient à Berlin, c’est pour s’initier avec un groupe d’amis, dont le jeune Ernst Bloch, aux premiers « protocoles » de prises de drogues. Haschich, mescaline, pour Walter surtout pas l’héroïne que pratiquent certains de la bande : il a horreur des piqûres. Á Ibiza en juillet 1932, l’opium, une cuite terrible du fait du mystérieux « cocktail noir » du barman, et sitôt après, à Nice, la tentation du suicide. « Beaucoup de mes travaux sont des victoires de détail, mais des défaites à grande échelle.  » Il est toujours là où on ne l‘attend pas, Scholem se demandera même si dans les Pyrénées, son suicide n’a pas eu pour cause un échec amoureux.

De ses périples sortent des récits très écrits et qui portent en creux ses thèmes philosophiques. C’est mal dire : son œuvre athématique, où les images jouent le premier rôle, ébranle la séparation entre le genre réputé relever de la philosophie et tous les autres qu’il pratique ─ recensions littéraires, critiques d’art, notations de rêves, nouvelles et contes, correspondances, « Curriculum vitae  », émissions radiophoniques pour enfants, descriptions de villes, écrits sous drogue, inventaire des livres tombés de la bibliothèque, collecte de lettres d’Allemands du XIXe siècle, collages de citations, usage de pseudonymes, etc. Toutes formes d’écritures expérimentées par, dit-on faute de mieux, le « philosophe écrivain » ou le « penseur ». Même ses textes les plus connus charrient leurs scories de questions. Ainsi de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, référence obligée pour quiconque réfléchit sur la photo et le cinéma : quatre versions (1935-1939), qui témoignent tout autant des conflits de Benjamin avec ses éditeurs que d’un work in process.

Il y a encore que son activité de critique est foisonnante, passe aussi bien par Goethe, Baudelaire, Proust, qu’Hemingway, Joyce, ou… Mickey Mouse. Dans la liste conservée d’un échantillon, 1250 titres, de sa bibliomanie, vingt-deux romans noirs du jeune Simenon. Plus ceci que Benjamin s’emploie comme traducteur, et des plus grands. D’où, juge Adorno, « deux des traductions les plus parfaites de la langue allemande, celle d’Á l’ombre des jeunes filles en fleurs et celle du Côté de Guermantes ». Celle de Sodome et Gomorrhe est perdue. Quand il l’ose, il rencontre les écrivains admirés, pour exemple Gide à Berlin en 1928. Son grand regret est d’avoir manqué Kafka. L’interprétation qu’il en fait, à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort (« Franz Kafka », 1934), sera déterminante pour ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, et bien des exégètes de Benjamin le compareront (un peu trop vite) à l’auteur du Procès.

D’autre part, Walter Benjamin est exemplaire de la complexité des échanges, télescopages, interpolations entre « la vie » et « l’œuvre ». Et si Bruno Tackels a intitulé sa biographie « Walter Benjamin. Une vie dans les textes », il faut le comprendre aussi dans le sens où ses textes se mirent dans sa vie, si bien que ce qu’ils « sauvent » d’elle, et surtout de cette époque passée et qui se nomme « enfance », la raniment dans son présent, y nourrissent leur auteur, le rendant paradoxalement heureux dans la fêlure mélancolique si, comme il l’écrit à Horkheimer en mars 1937, « Le bonheur ne nait que de la perte/ Seul est éternel ce qui est perdu ».

Walter Benjamin, outre opérer ce grand chambardement des genres, l’aura théorisé mais dans des formes littéraires elles-mêmes prises en lui, des types et des régimes d’énonciation qui ne sont plus ceux ─ le traité, la dissertation, la thèse ─ auxquels la tradition philosophique nous avait habitués. Ici et de tous côtés, irriguant ce « bazar philosophique » comme l’a qualifié Ernst Bloch, des « images de pensée » ; là, des autoportraits mais en filigrane de ceux qu’il réalise des autres ; ailleurs une nouvelle de fiction, l’histoire d’une femme qui manque de se noyer (« Le mouchoir » dans Rastelli raconte…), et qui résonne avec sa conception de la « Rettung », le « sauvetage » du passé dans et pour le présent. Dans la mosaïque de Walter Benjamin qui nous renvoie à un ensemble restant toujours à manipuler pour le « monter » au sens cinématographique ─ jusqu’à la prochaine fois où il faudra répéter ce « geste enfantin » de la « combinatoire » (Ivernel) ─ ce sont d’emblée nos hiérarchies de l’essentiel et de la digression, du « difficile » et du « facile », de l’opaque et du transparent, du « plein » et du « vide », etc., qui sont mises sens dessus-dessous.

Ce qui revient peut-être, comme l’a fait Alain Borer pour Rimbaud (et il y a du Voyant chez Benjamin), à parler d’une « Œuvre-Vie », tresse bien ordonnée sous son air hirsute. Plutôt que s’échiner à faire rentrer à main forte l’œuvre dans la vie ou la vie dans l’œuvre, comme, qui fascinaient le Benjamin collectionneur d’objets, de jouets, de miniatures, on pourrait croire que cela a été fait pour ces « bateaux, crucifixions, puits de mine, dans leurs bouteilles scellées » (Lumières pour enfants).

Á l’impression de fatras qu’éprouve le lecteur au contact d’une œuvre en éclats ─ sans parler du chantier du Livre des Passages ni du Baudelaire reconstitué par Giorgio Agamben ─ son auteur, lui, répond par des énigmes. Ainsi du début d’Enfance berlinoise  : « Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation  ». De façon analogue, son œuvre acentrée nous confronte à consentir à nous y perdre.

L’éducation à l’égarement dont se réclame le philosophe dans Enfance berlinoise n’est pas parentale mais celle de la rue, prime expérience du « labyrinthe  » pour Walter enfant, et dont l’« Ariane  » fut pour lui la prostituée, un type qu’il ne cessera d’allégoriser. Dans « Mendiants et prostituées », elle se rencontre aux côtés du mendiant : « Il n’est pas douteux en tout cas que le sentiment ─ malheureusement illusoire ─ d’échapper à ma mère, à sa classe et à la mienne, expliquait l’attrait sans exemple qui me poussait à aborder en pleine rue une prostituée. (…) Je m’enfuyais, pour, la même nuit ─ combien de fois encore ─, répéter la folle tentative. Lorsque, à l’aube parfois, je m’arrêtais dans une porte cochère, je m’étais inextricablement empêtré dans les liens asphaltés de la rue, et ce n’étaient pas les mains les plus propres qui me délivraient ».

L’important ici n’est pas tant le désir de Benjamin d’échapper à sa mère qu’à la classe qu’elle incarne. De fuir son « quartier de possédants » où, dit-il, la seule expérience qu’il faisait des pauvres était dans la vision des mendiants. Nous ignorons à qui sont les mains sales qui délivrent l’enfant. En bonne logique au mendiant, quand la « bouche au maquillage épais  » dont il se dit incapable de « recueillir les paroles » ─ nul n’échappe aisément à sa classe ─ est celle de la prostituée. Mais plus essentielle est la mention de la saleté. Parlante à cet égard est la recension « Á propos du poème de Brecht Sur l’enfant qui ne voulait pas se laver  » (1939). Le poème s’apparente à un conte : « Il était une fois un enfant/ Qui ne voulait pas se laver ». Le lavait-on de force, il « allait de cendres se barbouiller », en dépit de l’autorité de sa mère, et de l’intervention de l’empereur lui-même. Après avoir loué le poète, Benjamin évoque « un autre partisan du petit souillon », Fourier dont le phalanstère « n’a pas été une utopie seulement socialiste, mais aussi pédagogique » à travers l’organisation des enfants en « petites bandes » et « petites hordes ». « Parmi, commente Benjamin, les membres des petites hordes, Fourier voyait à l’œuvre quatre passions majeures : l’orgueil, l’impudence, l’insubordination. Mais la plus importante de toutes était la quatrième : le goût de la saleté. »

Jusque dans le Livre des Passages avec ceux du flâneur et du chiffonnier, le motif de l’enfance restera récurrent chez le philosophe qui y lit des micro-résistances à l’ordre établi qui en font déjà une préhistoire des luttes pour adultes. Comme telle, l’enfance est alors à sauver en tant que petite tradition des petits, si insignifiante qu’elle semble être dans ses actes, gestes, discours, ses quatre «  passions » dénombrées par Fourier, vertus cardinales du combat. La série de vignettes de Sens unique n’a d’autre fonction que ce sauvetage : « Enfant arrivé en retard », « Enfant grignotant par gourmandise », « Enfant désordonné  », « Enfant caché ». Ou dans le Livre des Passages les notes sur les ruses de l’enfant pour tromper son ennui lorsqu’il pleut sur la ville, ou lors des mornes dimanches bourgeois : « (…) du matin jusqu’au soir on peut faire la même chose : jouer aux échecs, lire, se disputer  ». Et jeux et jouets y conspirent au mieux, ainsi de la poupée : « Une fois brûlée, brisée, réparée, la poupée royale devient aussi une vaillante camarade prolétarienne dans la Commune du jeu enfantin » (« Jouets anciens », 1928).

Walter Benjamin, une fois adulte ─ un grand gosse qui avouait ne pas même savoir se préparer un café ─ aura continué à jouer. Et surtout, en produisant les pièces d’un gigantesque et inachevable meccano, qu’il nous laisse le soin d’assembler.

Rien d’étonnant alors à ce que Sur le concept d’histoire, son dernier texte, nocturne dans sa lucidité par gros temps de détresse en 1940, s’adresse au « politische Weltkind  », le politique enfant-monde ou enfant d’une politique à venir au monde, que les traducteurs rendent par « l’enfant du siècle  ». « Á cet instant où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, où ces politiciens aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions arracher l’enfant du siècle aux filets dans lesquels ils l’avaient enfermé. » Dans le présent qui est le nôtre, sans doute les filets où sont captifs les enfants de la mondialisation que nous sommes sont-ils de plus en plus serrés, et ceux qui les nouent toujours les mêmes, quand tous les politiciens qui ont déçu l’espoir et trahi la cause gisent mêmement à terre que dans les années 1930. Philippe Ivernel, en tête de sa thèse, avait placé une citation tirée d’une lettre de Benjamin à Scholem datée du 17 avril 1931. « Bien, j’arrive à une extrémité. Un naufragé dérivant sur une épave, qui grimpe à la pointe de son mât lui-même fendu. Mais de là-haut, il a la chance de lancer un signal pour qu’on le sauve.  »

Lire Walter Benjamin, tenter le «  sauvetage  », revient à ouvrir grand l’oreille au signal de la vigie. Son suicide ? Une mauvaise main, « l’innervation rapide comme l’éclair dans le danger » et la dame de pique jaillie de la manche au lieu d’un as (toute morphine bue, se sera-t-il remémoré la formule de sa mère, « Avec les compliments de monsieur Maladroit  » ?). Mais beau gambit pour ses compagnons d’échappée, lui leur avait prédit qu’ils y gagneraient leur salut. Sa sortie rappelle « d’une certaine façon » (son tic de langage favori) Charlot que l’on voit « de dos s’éloigner lentement (…). « Et voilà qu’à ce moment, au seul endroit où il n’y a pas de plan de coupe et où on pourrait le suivre éternellement des yeux, à ce moment précis, c’est la fin ! » (fragment 113 - 1928-1929). C’est tout lui, dont Scholem disait avec tendresse que « de dos, on le reconnaissait à sa démarche ». Drôle de numéro, sur qui encore placer nos mises.

Jérôme Delclos

Lire l’article sur le site du Matricule des anges


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