Le texte et la pratique théâtrale : troisième suite

janvier 2023

Dans ce troisième et dernier volet, nous répondrons à la question de l’évaluation liée à la pratique pédagogique du théâtre.

Cette question est le quatrième pilier de l’ordre scolaire [1] avec les compétences (qui y sont directement liées), l’orientation et la psychologie des aptitudes (pilier déclaré tel depuis la réforme de 2005 du système éducatif et repris depuis gouvernement après gouvernement, en toute conformité avec les organisations internationales de la formation et de l’éducation, sous égide anglo-saxonne – Amérique du Nord, très précisément).

Dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement secondaire contemporains, la notion de compétence, empruntée aux sciences cognitives qui l’ont-elles-mêmes empruntée à une théorie linguistique innéiste (la grammaire générative et transformationnelle), décline l’individu en éléments d’habiletés intellectuelles isolées les unes des autres et qu’une technoscience des grilles prétend repérer dans les activités d’un sujet. L’être est fragmenté, atomisé en compétences. On est passé sans hiatus, ce que prouve la continuité des politiques éducatives à travers les décennies, de l’enseignement des éléments de la science et des connaissances en général (enseignement élémentaire) à un enseignement révélateur de compétences : « Les aptitudes définissent les compétences des individus quant à leur capacité à mettre en œuvre (…) des opérations mentales et à maîtriser (…) des classes de situations où l’on doit résoudre des problèmes » [2].
Ces aptitudes sont évaluées au moyen de tests c’est-à-dire d’épreuves standardisées. On quitte l’enseignement comme art d’enseigner. On entre dans l’enseignement comme technique d’évaluation / révélation ayant pour finalité l’orientation.

Cette conception officielle de l’évaluation n’est pas compatible avec l’approche que nous décrivons dans ces blogs d’une pédagogie pour un apprentissage créatif du langage s’appuyant sur la pratique théâtrale. Une telle conception de l’évaluation, en effet, annule le principe même de la construction des savoirs puisque ceux-ci sont décortiqués en compétences déjà là, présentes dans les grilles de compétences des différents domaines qui forment le livret scolaire numérique de chaque élève et pour tous identique. De plus, cette conception récuse la démarche tâtonnante de l’apprentissage par le théâtre.
Contre une évaluation mécanique, abstraite et qui ne prend pas en compte la réalité des acquisitions des élèves au fur et à mesure de l’expérience pédagogique, nous proposons une toute autre conception : d’une part, l’évaluation doit être sensible directement à l’élève ou au groupe d’élèves (quand il s’agit d’un travail de groupe, c’est le cas ici avec l’organisation en groupe-troupe), d’autre part, l’évaluation doit être dialogique c’est-à-dire provenir de la discussion issues de la production –ici scénique– des élèves.

Pour la pratique théâtrale exposée dans ce blog, les deux composantes ont été réalisées. L’évaluation sensible est simple à comprendre : un groupe-troupe est directement confronté à la réaction du public lors de la réalisation de sa pièce. C’est l’évaluation finale ; et quelle autre meilleure base pour les élèves pour évaluer leur prestation ?
L’évaluation dialogique est en fait continue au cours des séances. Lors des répétions, les élèves en situation de spectatrices et spectateurs interviennent en réaction à ce que présente le groupe-troupe. Parfois, j’organisais des séances où deux groupes alternaient la situation de représentation et la situation public, avec après les tranches de pièces répétées une discussion. L’enseignant peut lui-même s’intégrer dans le dialogue, ou bien ce peut être le comédien avec qui travaillent les groupes si le projet comprend une intervention extérieure.
L’évaluation constructive que nous proposons ne recours à aucune note, aucune lettre, aucune couleur. C’est important, note, lettre, couleur ne servent au système éducatif qu’à un classement. L’évaluation officielle, en effet, est d’abord quantitative. L’évaluation constructive est qualitative sinon, elle n’existe pas. Et c’est parce qu’elle est qualitative qu’elle peut entièrement être intégrée au processus créatif de la pièce par les élèves et les groupes-troupes [3].

Nous avons ajouté une troisième dimension à l’évaluation, spécifique à l’activité théâtrale. Il s’agit d’une pièce élaborée par mes soins au regard des difficultés rencontrées pour l’entrée dans l’activité théâtrale. Cette pièce était d’abord étudiée dans le détail. On comprend aisément l’intérêt : elle concentre des principes nécessaires à la représentation devant un public. Mais au début du projet, elle était toujours étudiée et l’objet de travaux de diction afin que les élèves assimilent quelques principes qu’elle développe. On peut très bien imaginer qu’elle serve de base à un groupe-troupe pour une auto-évaluation de son travail de représentation de la pièce choisie. Une année, j’avais généralisé à tous les groupes-troupes cette utilisation de la pièce. Enfin, il est arrivé qu’un groupe-troupe la choisisse pour la représentation.

C’est cette pièce, pièce à fonction évaluative dans le projet théâtral, que nous reproduisons ci-dessous.

Théâtre

Y- On m’a dit qu’on allait faire du théâtre ?
X- On t’a dit vrai, vrai de vrai. Du théâtre camarade, du théâtre…
Y- On va, donc, une troupe constituer ?
X- Tu dis vrai camarade, tu dis vrai. Une troupe, on va monter, une troupe d’élèves, une classe troupe.
Y- Autour de laquelle s’attrouperons des spectateurs ?
X- Et des spectatrices… d’ici et d’ailleurs…
Y- Et que fera-t-on ? Moi on m’a dit que se transformer en troupe pour une classe, c’est tout un engagement.
X- Et on t’a dit vrai. Ta parole est juste. Je te le dis, moi, je te le dis. Le théâtre est un monstre qui se nourrit de l’engagement physique.
Y- De l’engagement vocal de ses acteurs ?
X- De l’engagement physique et vocal de ses actrices et de ses acteurs.
Y- On me dit que ça crie ?
X- Les acteurs, les actrices parlent plus fort parce que le théâtre est l’art de la profération.
Y- Mais n’aurons-nous pas de micro ?
X- Que non ! Que non ! Point de micro ! Point de micro ! Parce qu’avec les micros on parle court, camarade.
Y- Et donc on attend de nous de parler large…
X- Ce n’est pas seulement une question d’esthétique, c’est une question de sens.
Y- C’est-à-dire que l’auteur nous demandera, peut-être, ce qu’on a fait de sa parole si on ne la fait pas entendre, on n’en aura rien fait…
X- Exact !
Y- Il nous veut donc, lui et le metteur en scène, ils nous veulent donc puissants de la voix et raffinés du jeu.
X- Exact !
Y- La sonorisation, ce sera donc nous-mêmes. Ce sera à nous de régler notre corps, oui à nous, de le régler à la voix spectaculée.
X- Exact !
Y- La voix, c’est elle qui nous montre d’où naît la parole.
X- Et où elle doit aller, cette parole-là.
Y- Les mots libèrent ce qu’on a à dire et c’est parce qu’on les dit haut et fort qu’ils dépassent même leur seul sens.
X&Y- Car les mots servent parce qu’on les dit, les crie, les hurle, les articule, les sur-articule.


Notes :

[1Voir Geneste Philippe, Le Travail de l’école, contribution à une critique prolétarienne de l’éducation : contre l’école du tri social. Pour une éducation commune polyvalente et polytechnique, affronter les cohérences institutionnelles et patronales sur la formation, Yainville, éditions le Scorpion brun, 2018, 170 p.

[2La dernière affirmation explique la présence, dans le socle de compétences européen, de la huitième compétence « apprendre à apprendre ». Champy Philippe, Etévé Christiane (sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Paris, Nathan, 1996, 1099 p. - p.73.

[3Remarquons que ces deux composantes sont généralisables à toute activité de français. De multiples variantes de ces deux composantes de l’évaluation constructive sont évidemment envisageables. Bien sûr, ces deux composantes de ne sont pas toujours possibles à réaliser ensemble, même si en français c’est généralement possible.