« À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions.
À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite.
Nous avions donc bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair, désormais, que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination, que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose. »Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, « Tel », 1978.
[première édition 1947, 2e édition 1957]
Quand le réel – ce qui existe en dehors de nous – nous empêche de respirer alors nous étouffons comme George Floyd sous le genou raciste d’un flic [1], les populations noyées sous les gaz lacrymogènes, assassinées sous les bombes, emprisonnées dans les camps de la mort. Face à la réalité de la guerre et de la violence, les caresses de la fiction cessent alors d’être un spectacle, un divertissement, une représentation pour redevenir un besoin vital, une respiration nécessaire à la vie.
C’est ainsi que Georges Perec salue le livre de Robert Lantelme : « la littérature commence ainsi, lorsque commence, par le langage, dans le langage, cette transformation, pas du tout évidente et pas du tout immédiate, qui permet à un individu de prendre conscience, en exprimant le monde, en s’adressant aux autres. » D’autres comme Kafka, Artaud ou Orwell alertent sur les mutilations linguistiques opérées par les systèmes totalitaires afin d’affaiblir le langage et d’empêcher la prise de conscience par le plus grand nombre d’un autre monde possible.
« Et vivre hors de ma voix m’est une double mort » écrit en 1963 le poète Roger Giroux dans son livre L’Arbre le temps [2]. Il s’agit bien ici de jouir jusqu’à la mort de toutes les possibilités du vivant. « Exister est une affaire collective » nous dit avant la guerre Walter Benjamin en flânant dans les rues de Naples avec Asja Lacis [3], mais alors pourquoi si peu de prolétaires (ouvrier·es, paysan·nes, maçon·nes, cuisinièr·e, postièr·e, etc.) parmi l’avant-garde artistique et intellectuelle ?
Pour un Marius Jacob, une Marcelle Delpastre, une Valérie Rouzeau ou un Thierry Metz combien de parvenu·es léchant le cul de la bourgeoisie et d’artistes de « merde » chiant sur le monde comme dans le sublime poème de Norge [4] ?
Le réel est « dehors », dans les rues, sur les trottoirs, sur les mers et dans le ciel : imprévisible et inimaginable. Il est encore cet « en dehors », cette marge dont se réclamaient les communautés anarchistes du début du XXe siècle. Une utopie plutôt que la vérité. Mais il y a aussi un réel inversé du « dedans », celui des professionnels de la culture adoubés par la bourgeoisie des propriétaires qui n’a pas attendu Bolloré pour détenir sans partage tous les outils de production et de diffusion : maisons d’éditions, galeries, imprimeries et médias. Les écrits et les images forgés par des prolétaires sont ainsi noyés dans ce réseau de petites ou super-structures qui sont régis par les lois de l’échange et de la propriété. Un univers feutré où travaillent aussi quelques prolétaires et des « traîtres à la bourgeoisie » comme François Maspero aimait se présenter [5].
Le récit ne nous montre rien du réel c’est ce que Roland Barthes semble nous dire en 1966 : « La fonction du récit n’est pas de “représenter”, elle est de constituer un spectacle qui nous reste encore très énigmatique, mais qui ne saurait être d’ordre mimétique. […] “ce qui se passe” dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien ; “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée [6]. »
Georges Perec analysant avec d’autres cette « crise du langage et de l’engagement [7] » critique avec férocité l’avant-garde de l’époque : « Le “Nouveau Roman”, c’est l’école des nouveaux chiens de garde. Il accomplit vraiment trop bien ce que la bourgeoisie en attend : figer le monde, le mettre entre parenthèses [...], lui ôter tout ressort, toute possibilité, tout dynamisme. La bourgeoisie actuelle a peur du temps. Elle veut s’aveugler, vivre un présent “aseptisé”. Ce monde clos, hors du temps, de l’histoire, où le seul lien avec les choses est le regard, c’est celui qu’elle exige, celui qui la rassure [8]. » S’appropriant le monde avec son œil, ses icones et son cinéma, la bourgeoisie tente d’arrêter le temps mais elle n’arrive souvent qu’à le tuer.
Les années 1960-1970 sont marquées en Europe et aux Etats-Unis par l’irruption d’artistes underground qui reprennent, poursuivent, critiquent la théorie révolutionnaire et créent de nouveaux mouvements ou courants au sein d’une contre-culture sans cesse reprise en main par la bourgeoisie. Mais parmi ces artistes combien qui viennent ou se réclament du prolétariat ? Cette contre-culture bourgeoise « en crise permanente » annihile toute construction d’une culture prolétarienne abandonnée à son sort par les intellectuels [9] et expose tous les artistes et écrivains aux schèmes de la réussite seul horizon « réaliste » aux yeux de la classe moyenne [10].
Qu’est-ce qui existe en dehors du réel (du marché ?) : vraiment rien ?
(la suite au prochain épisode…)
Notes