Le texte et la pratique théâtrale : quatrième suite.

février 2023

Notre dernier volet sur la pratique théâtrale en milieu scolaire portera sur l’usage du dialogue grammatical comme vecteur pédagogique de l’enseignement grammatical. Il s’agit d’une contribution pour une pédagogie de l’apprentissage créatif du langage.

Tout enseignant ou enseignante de français ou exerçant au primaire, si peu que son jugement soit objectif reconnaîtra que l’enseignement de la grammaire est une gabegie de temps et d’une inutilité absolue. Pour avoir corrigé pendant des années les copies de français du brevet des collèges, je ne vois pas comment il peut être affirmé le contraire, sinon par bourrage de crâne national-républicain. Toucher à la grammaire n’est-ce pas porter atteinte à la langue nationale ? Gare à l’enseignant rétif, gare à l’enseignante critique, l’inspection veille à perpétrer le catéchisme ortho-grammatical et à sanctionner les pédagogues lucides et privilégiant l’usage des discours sur l’endoctrinement abstrait par des règles incompréhensibles pour des élèves de moins de quinze/seize ans…
Mais, de cela, ce blog aura l’occasion de reparler et de l’illustrer.

Pour l’heure, nous aimerions proposer une manière autre – non exclusive d’autres manières, elle ne suffit évidemment pas à elle seule à ce qu’on appelle, fort mal, l’enseignement de la langue – d’aborder des notions grammaticales. Pour ce faire, nous avons écrit des dialogues théâtraux qui mettent en scène la notion de genre, de complément d’objet, du nombre.

Ces dialogues ont été pratiqués. D’abord, nous les lisions en classe, nous échangions sur le sens qu’ils portent et au cours de la discussion, nous abordions ainsi les trois notions. Ensuite, les élèves avaient à se mettre en groupe pour jouer les pièces devant la classe. Certains groupes pouvaient s’inscrire pour aller jouer leur pièce devant une autre classe, ce qui était rendu possible grâce à la complicité de différents enseignantes et enseignants. Le dispositif pédagogique du journal de travail individuel suivant les répétitions des pièces et de la représentation finale du groupe servait de vecteur à la réflexion des élèves.

Le but du théâtre grammatical est d’aborder le sens de notions là où l’école les assène comme des évidences. Or, si on peut montrer que sous une notion grammaticale se trouve une composante de la condition humaine, nous pensons que l’intérêt des élèves pour la grammaire peut être suscitée. Le théâtre grammatical est donc une propédeutique à la grammaire. Mais ni à l’école primaire ni au collège celle-ci devrait être abordée comme telle car sa matière est bien trop abstraite pour pouvoir être appréhendée par des enfants n’ayant pas atteint le stade des opérations formelles ou y entrant juste. Notre position est de réserver l’enseignement de la grammaire à un âge où l’esprit enfantin peut effectivement comprendre ce dont l’enseignement lui parle : donc pas avant le lycée. Nous étudierons ultérieurement cette problématique.
Pour l’instant, place aux dialogues théâtraux.

Quelques dialogues théâtraux

Le premier dialogue, Du baiser ou le prodige des genres retranscrit ci-dessous, a fait l’objet d’un échange écrit (qui doubla les échanges oraux) entre l’enseignant et un groupe-troupe d’élèves, ayant choisi de mettre en scène le dialogue. Au cours d’une séance de répétition théâtrale, les élèves m’avaient interrogé sur un passage du dialogue grammatical théâtral. Je leur avais répondu, mais, je sentais que mes propos n’avaient pas satisfait le groupe de théâtre. Je décidais donc d’y revenir par écrit. Par la suite, lors de répétitions, nous y sommes revenus oralement.

Bonjour Lélia, bonjour Victoria, bonjour Ines,
Je viens vous remercier pour la question que vous m’avez posée tout à l’heure. La réponse que je vous ai faite est très insatisfaisante, je viens donc par ce courriel la compléter. De plus, votre question m’a permis de saisir une imperfection du texte qui pouvait nuire à son interprétation. Alors merci à vous trois.

Voici, reformulée pour vous, l’explication de cette quatrième réplique : La catégorie grammaticale du substantif (ou nom) se divise, comme vous le savez en noms concrets et en noms abstraits. Les noms concrets se divisent en noms animés et en noms non animés (ou inanimés). Les noms animés se divisent en noms humains et en noms non-humains.
Restons-en là. La quatrième réplique fait référence à la distinction animé / inanimé. Dans l’animé, vous avez une distinction de genre qui recouvre une distinction de sexe : femme/homme, lion/lionne, cousin/cousine etc. Ce n’est pas le cas de l’inanimé.
Vous me direz qu’un végétal appartient au vivant (par opposition au non-vivant), c’est vrai. Toutefois, « en général, animé suppose un certain mouvement » comme le précise Le Grand Robert et comme le pensent les grammairiens : l’animé, c’est l’ensemble des êtres vivants doués de mobilité.

Voilà l’argumentation à tenir si vous avez une question sur ce passage du dialogue grammatical.
C’est cette idée de non-mouvement que voulait exprimer la quatrième réplique. L’arbre ne se meut pas, d’où la suite énumérative des verbes de mouvement employés dans cette réplique. Or, seuls les mots de l’animé opposent le féminin et le masculin (regardez le nom des arbres, ils n’opposent pas un féminin et un masculin. On dit un platane et c’est tout, un sapin, et c’est tout etc.
Mais votre remarque et votre question m’ont permis de voir l’insuffisance de la réplique ainsi formulée. Je l’ai donc augmentée (voir ci-dessous : l’argument est souligné). J’espère que le léger ajout ne perturbera pas votre parfaite maîtrise de la pièce mise en scène par vos soins

Avec toute ma gratitude de pédagogue,
Je vous souhaite une bonne fin de semaine
Monsieur Geneste


Du baiser ou le prodige des genres

Vanuniya : Pourquoi on dit un arbre ?
Franium : Parce que j’en vois un dans ma tête.
Vanuniya : Oui, mais pourquoi pas une arbre ?
Franium : Parce qu’un arbre ça ne renvoie pas à un animé, ça ne galope pas, ça ne court pas, ça ne marche pas, bref, c’est un inanimé.
Vanuniya : Oui mais ça bouge.
Franium : C’est vrai, ça bouge, un arbre, les feuilles, les branches, les petites surtout.
Vanuniya : Alors, moi je dirai une arbre.
Franium : Non tu dois dire un arbre.
Vanuniya : Mais Franium, as-tu déjà vu, un mâle porter des enfants ?
Franium : …
Vanuniya : Eh ! Oui ! L’arbre ça porte des fruits.
Franium : Et alors ?
Vanuniya : Donc l’arbre est femelle.
Franium : Oui, mais, si tu vas par-là, c’est quoi le mâle de l’arbre ? Ils…
Vanuniya : Elles…
Franium : … Hum… Les arbres portent tous des fruits ou des fleurs. Il faut donc bien qu’ils se reproduisent.
Vanuniya : Ah ! Mais je sais, moi ! Le mâle de l’arbre c’est le vent. Quand l’arbre et le vent s’embrassent on entend le souffle de l’un et le bruissement de l’autre.
Franium : Et les nuages forment des cœurs autour d’eux.
Vanuniya : Des cœurs qui montent jusqu’en haut du ciel.
Franium : Mais ils sont discrets, c’est pourquoi il y a le feuillage.
Vanuniya : L’amour a ses secrets et ceux des arbres sont cachés sous le plein feuillage du bleu du ciel.

Voici deux autres exemples de dialogues grammaticaux mis en scène.
Le premier concerne le complément d’objet direct, le second la notion de nombre grammatical.

Quand la chose est sue avant l’événement

Consultant : Bonjour docteur Grammaticus.
Docteur Grammaticus : Qu’est-ce qui vous amène ?
Consultant : Je crois que j’ai une indigestion de règles.
Docteur Grammaticus : Qu’est-ce que vous mangez en général ?
Consultant : Oui… Bien sûr… En général… Euh…
Docteur Grammaticus : - Vous mangez quoi ?
Consultant : Je mange une pomme à chaque repas.
Docteur Grammaticus : La pomme est donc votre complément nutritionnel direct.
Consultant : …
Docteur Grammaticus : Vous croquerez, mastiquerez, déglutirez, digèrerez. Comme cela vous vous enrichirez davantage que si vous avalez d’un coup. D’accord ?
Consultant : Oui. Mais vous voulez dire que la pomme est mon complément d’objet nutritif direct ?
Docteur Grammaticus : Oui, c’est cela, votre CoDe, un aliment enrichi de grammatico-éléments
Consultant : (en aparté au public) tu m’étonnes qu’en orthographe je fasse des monstres ou si tu préfères, des bulles comme un poisson d’eau…
Docteur Grammaticus : Qu’est-ce que vous dites ? Je n’aime pas qu’on parle à part.


Duel autour de l’unique ou du nombre en ses origines

Îyounia : Être libre c’est se sentir lié à l’autre et aux autres ce n’est pas être un double qu’on ne peut pas détacher.
Akzani : Un double qu’on ne peut pas détacher, ça veut dire, par exemple, que la joue exprime toujours l’autre joue, parce qu’on n’a pas qu’une seule joue ?
Îyounia : Oui, voilà. Et c’est pareil pour les yeux. Les yeux c’est la réalité des organes de la vue, ce par quoi on voit et on voit grâce à un organe qui est double.
Akzani : Pour saisir le monde, il faut être deux, c’est ce que ça nous dit, tout ça. N’est-ce pas ? Comme quand je dis bras, j’en vois deux qui embrassent le monde. On dit bien prendre dans ses bras, non ?
Îyounia : Oui, à moins d’être médecin et de réfléchir en décortiquant le corps, c’est vrai, je vois deux bras. Tu as raison. D’ailleurs, pour découvrir le monde et s’y aventurer, on le fait grâce à nos pieds…
Akzani : Qui vont par deux, aussi…
Îyounia : Oui, par deux… Et on avance mieux dans la vie à deux, avec l’autre, avec l’autre humain, c’est ça.
Akzani : Tu peux même dire que c’est aller à pied au fond de soi-même. Et, au fond de soi-même, il y a l’autre.
Îyounia : L’autre et pas ton double, l’autre, mon alter ego humain dont je suis, aussi l’ alter ego.
Akzani : Donc pour toi, Îyounia, dans l’alter toi tu vois l’origine de l’homme ?
Îyounia : Sans aucun doute. Regarde, si tu dis père, tu appelles sans le prononcer mère ; et si tu dis mère tu appelles sans le prononcer père.
Akzani : J’en masque un à chaque fois…
Îyounia : …À moins que tu ne l’évoques à chaque fois…
Akzani : Et donc l’humain, ce serait ce qui est dans le temps.
Îyounia : Oui, mais tu sautes du coq à l’âne.
Akzani : Non ! Non ! Père, mère, c’est la vie dans l’ère, ce qui nous fait quitter l’errance, parce que j’erre dans un champ, dans un pré, dans une ville, bref j’erre dans l’espace. Avec père, mère, je me mets au diapason du temps.
Îyounia : Veux-tu dire que les deux consonnes…
Akzani : P et M.
Îyounia : Oui, elles nous sortent de l’errance, bref on s’enracine sur terre humaine ?
Akzani : Parent appelle enfant, non ?
Îyounia : Et enfant appelle parent. Mais tu remarques que parent appelle parentS avec un S…
Akzani : Père et mère, oui, Îyounia. Mais ça me donne une idée. C’est que si quand je dis mère j’entends la mère et l’autre et que quand je dis père j’entends le père et l’autre, alors quand je dis moi, j’entends moi et l’autre.
Îyounia : Comme le jour appelle la nuit et comme la nuit appelle le jour, la nuit et l’autre appellent le jour et l’autre… D’ailleurs une journée, vingt-quatre heures, comprend le jour et la nuit réunis c’est-à-dire ce qu’on appelle le jour.
Akzani : Mais dis-moi, Îyounia, si être libre c’est être solidaire de l’autre, ce que tu disais au début, hein…
Îyounia : Oui, oui..
Akzani : Si moi ça veut dire moi et l’autre, ça veut dire que je pense le pluriel des choses à partir de deux et donc que je pense le singulier, l’unique à partir de deux ?
Îyounia : Hum… Oui… Oui… C’est curieux, je n’ai jamais pensé les choses comme cela.
Akzani : Peut-être parce que le mot nombre nous évoque plusieurs et donc un aussi ?
Îyounia : Ça c’est le mot. Et à partir du mot vient l’arithmétique qui a isolé les nombres : on a le nombre 1, le nombre 2, le nombre 3…
Akzani : On chante ?
Îyounia et Akzani (ensemble) : 1,2,3 je suis moi et l’autre, 4,5,6, dans le jour et l’autre, 7,8,9, tu es toi et l’autre, 10,11,12, n’éteins jamais l’autre.