Du roman pour adolescents et adolescentes I

avril 2023

Quelle littérature romanesque est proposée aux adolescentes et adolescents ainsi qu’aux jeunes adultes ? Chaque univers de fiction donne sens au monde : mais quel sens ? Quelle vision du monde s’y dessine-t-il ? L’identification au personnage est un moteur de la littérature pour les jeunes lecteurs et lectrices. Or, ce sont les liens entre les motivations sociales sous-jacentes aux rapports interhumains, la teneur des comportements, des situations, la description des lieux qui rendent vivants l’univers de la fiction. Aussi, est-il intéressant d’explorer le rapport d’homologie que la vision du monde portée par une œuvre entretient avec la vision du monde dominante dans la société.

Pour mener cette exploration, nous nous appuierons sur le livre de Sandrine Vermot-Desroches, L’édition jeunesse aujourd’hui. Le personnage dans le roman adolescent.  [1]


Sommaire général
Rapide introduction historique
Un roman défini par son lectorat
De la relation du lectorat au personnage
Nouvelle preuve de la réfraction retardataire des évolutions du roman entre la littérature de jeunesse et la littérature générale
Une interrogation
Littérature pour adolescents et engagement
Retour sur le naturalisme tempéré en littérature de jeunesse
Exploration du roman de l’imaginaire, fantasy, heroïc fantasy ou héroïco-fantastique
Romans de l’imaginaire, création participative ou marché ?
Conclusion


Rapide introduction historique

En 2021, le roman pour adolescents a fêté son demi-siècle d’existence. Au cœur de celui-ci, le personnage auquel s’identifier reste la marque dont Vermot-Desroches voit l’ancêtre dans Les Aventures de Télémaque (1694), écrit par Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne alors âgé de 7 ans. Fénelon parie sur une identification de l’enfant princier à Télémaque, fils du héros mythique Ulysse. Une amatrice de la littérature de jeunesse est née et que reprendra notamment la littérature destinée à l’adolescence : l’entrée dans le récit est assurée par l’identification au personnage avec, en partage, son histoire personnelle.
Le Nouveau magasin des enfants est créé par Hetzel en 1844, proposant « une littérature écrite pour les jeunes par de vrais écrivains » [2]. La jeunesse émerge donc comme de la lecture public cible. Chez Hachette, de 1857 à 1872 sont publiés les livres de la Comtesse de Ségur. Les personnages d’enfants s’imposent de plus en plus comme protagonistes essentiels de ces livres destinés aux enfants, afin de favoriser l’identification aux héros ou héroïnes.
En 1913, Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, est « qualifié de roman d’adolescence » [3].
En 1959, la réforme du ministre de l’Éducation Nationale Jean Berthoin prolonge la scolarité jusqu’à 16 ans, ce qui va favoriser le secteur de la littérature pour l’adolescence.
C’est à partir de 1980 que les collections spécialement destinées aux adolescents fleurissent chez les éditeurs. En 1995/1996 la littérature de jeunesse fait son entrée en tant que telle dans les programmes officiels du collège.
En 2011, on parle d’une « littérature passerelle entre l’adolescence et le monde adulte. Tandis que les frontières se floutent et que la littérature adolescente flirte avec la littérature générale » [4]. Sandrine Vermot-Desroche cite un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé qui définit la période de l’adolescence « entre les âges de 10 et 19 ans » [5].
En 2017, le secteur de la littérature pour les adolescents et jeunes adultes représente 42,68% de la totalité de l’édition jeunesse [6]. Les enquêtes montrent que « la fiction représente le genre littéraire le plus lu chez les adolescents » [7], que le roman s’y taille la part du lion chez les filles, la bande dessinée et les mangas chez les garçons [8]. La notion de personnage y est centrale, c’est d’ailleurs sur lui que reposent les séries dont sont friands les adolescents. C’est une littérature qui puise abondamment dans la littérature anglo-saxonne. Sandrine Vermot-Desroches étudie les relations entre le livre et les autres médias qui adaptent des récits sous forme audiovisuelle ou numérique.


Un roman défini par son lectorat

Le roman pour adolescent « se construit et se définit par son lectorat » [9]. La lecture concrétise donc le texte. Pour ce faire, le stratagème du roman pour adolescent est de créer une situation où celui-ci se retrouve seul ou uniquement avec ses pairs. Le roman éloigne les parents ou les absente, ou alors s’ils sont présents, ils sont « défaillants » [10] ; de même, le roman pour adolescent met au lointain la société des adultes. Suivant les études de Daniel Delbrassine, Vermot-Desroches remarque que l’héroïc fantasy procède de plus en plus ainsi, avec « des orphelins (…) doués d’une autonomie invraisemblable » [11]. Le secteur de la jeunesse procède comme s’il concevait la littérature comme un champ culturel purement générationnel. C’est tout le paradoxe, car il ne fait pas de doute que nombre d’écrivains de la littérature pour la jeunesse revendiquent d’écrire pour tout le monde et non seulement pour la génération visée par l’éditeur ou la collection où ils publient. Bien des héros et héroïnes des romans réalistes pour adolescents se rapprochent des préoccupations ordinaires de ce lectorat. C’est que « le premier repère pour caractériser la littérature pour adolescents sera son destinataire » [12]. Cela fait de la littérature pour la jeunesse une littérature de commande dont les critères sont ceux définis par la représentation sociale sur l’adolescence façonnée par le pouvoir et le commerce. Cela explique aussi que le roman pour adolescent se définit « par la présence prépondérante de personnages dont l’âge est celui des lecteurs » [13]. Les filles semblent accorder plus d’importance à l’intrigue (histoires de famille et de vie quotidienne en collège, témoignages, histoires de vie, romans sentimentaux en post-collège) que les garçons davantage attachés au héros. Mais dans les deux cas, la centralité du personnage pour les lecteurs est avérée.
C’est ce que Vermot-Desroches va s’employer à démontrer, en analysant à partir de corpus choisis. Elle va mettre à jour trois types de relation au personnage de fiction : le personnage « miroir de l’adolescent », l’anti-héros, l’anti-héroïne, ou le « contre-modèle », enfin le « personnage-héros » des romans de l’imaginaire. Ces trois rapports au personnage correspondent à deux tonalités du genre romanesque privilégiées chez les adolescents et jeunes adultes : le roman réaliste et le roman de l’imaginaire (fantastique, heroïc fantasy ou héroïco-fantastique).


De la relation du lectorat au personnage

L’identification du lecteur au héros est une constante. L’identité d’âge de la plupart des héros ou héroïnes titulaires et du lectorat est mûrement calculée en ce sens. Cette identification du lecteur ou de la lectrice participe à la construction de sa personnalité, tant du point de vue des relations intrapersonnelles que du point de vue des relations sociales. L’identification repose sur l’idée que le lecteur vit par procuration une autre vie. La narration à la première personne et le choix du point de vue interne (le lecteur voit les choses et les ressent du point de vue du personnage), point de vue qu’il épouse, sont au centre du dispositif de l’identification. Dans les récits à la troisième personne, les auteurs usent du jeu des points de vue et de l’usage du discours indirect libre, comme le remarque avec justesse Sandrine Vermot-Desroches [14]. On voit ainsi les techniques narratives mises au service de l’identification, elle-même vecteur essentiel du travail idéologique de l’œuvre, en ce que ce travail engage le lecteur à penser comme le personnage.
Mais lire est une activité sociale entre un auteur et un lecteur par la médiation d’un livre. Aussi, le jeune lectorat épousant les idées du héros, le dispositif attire-t-il les convoitises idéologiques. C’est dans la centralité du personnage à l’intérieur de la structure du récit, que se concentre l’idéologie individualiste dominante immensément généralisée en littérature de jeunesse - droit de l’homme abstrait de toute situation concrète, vision occidentale étriquée, citoyennisme et apologie du civisme.
La centralité de l’identification dans le roman pour adolescents a pour effet certain de renforcer l’égocentrisme à travers, parfois, une attirance gourmande pour le narcissisme. Le procédé de l’individualisation de l’histoire, le personnage adolescent se retrouvant seul à résoudre les problèmes sans lien avec les autres, en se passant des autres, confirme notre propos.
Sur ce point, contrairement à la question de la crise du personnage, la littérature pour adolescents et jeunes adultes est proche de la tendance lourde de la littérature générale à privilégier les écrits intimes, où l’égoïsation (terme du philosophe André Jacob) bat son plein. Mais la littérature pour adolescents et jeunes adultes ne se confond pas pour autant avec la littérature générale, pour la bonne raison que là où cette dernière déverse de lourdes livraisons d’autobiographies, la première propose des imitations de livraisons autobiographiques. Ce sont des autrices ou auteurs adultes qui écrivent à la première personne le récit intime d’un personnage disant « je ». Il faut interroger cette « existence littéraire » [15] du personnage, existence donnée comme porteuse de l’intime conviction du « je » auquel, par ailleurs, l’adolescent s’identifie. Vermot-Desroches a raison de parler de « frontières de l’intime et de l’intimité » [16] ; mais il faut aussi interroger ce travestissement (travestissement de personne) dans ce qu’il induit chez le lectorat visé. Pour parler comme Gérard Genette, que se joue-t-il dans cette « forgerie » [17] ?

Un usage très discutable des procédés de l’identification dans le roman pour adolescents est celui perpétré dans les récits historiques et notamment ceux sur la Shoah [18] qui constitue le thème principal du roman. Par exemple, dans le roman autobiographique Voyage à Pitchipoï , Jean-Paul Moscovici place des personnages de fiction au cœur de la situation historique, celle de la collaboration et de l’arrestation des juifs : « Le monde environnant est perçu par le personnage lui-même, et cette subjectivation pénètre le lecteur dans cette proximité qui soutient une identification affective » [19]. Le roman pour adolescents reproduit alors l’exercice scolaire abstrait de la rédaction (« imaginez que vous êtes tel ou tel personnage historique » / « à la place de X qu’auriez-vous fait » / « vous prolongerez ce texte en épousant le point de vue du personnage principal » / etc.). Quel crédit y accorder ? Les problèmes nous semblent multiples : affectifs, d’une part, banalisation puisque l’émotif -dans le meilleur des cas- se substitue à l’objectivité des faits, idéologiques puisque le dispositif narratif a pour fonction de diriger la conscience du jeune lectorat avec toutes les manipulations dont elle peut dès lors être l’objet. Ces manipulations, remarquons-le, s’appuient le fait que le jeune lecteur va partager les émotions, les sensations, les sentiments, du personnage : l’approche affective de l’Histoire supplée alors à l’approche cognitive, le jugement affectif au jugement de raison. Un récit, soit intégralement autobiographique, soit relevant de la science historique, éviterait ces dangers.


Nouvelle preuve de la réfraction retardataire des évolutions du roman entre la littérature de jeunesse et la littérature générale

Qu’on nous permette, ici, un aparté historique.
Le Nouveau-roman qui annonçait vouloir détruire la figure dépassée du personnage et du héros a bel et bien échoué, d’ailleurs un de ses promoteurs (Robbe-Grillet, n’écrivant quasi plus que des écrits autobiographiques) n’a-t-il pas lui-même échoué à l’Académie française… comme projet révolutionnaire, on fait mieux… Pour autant, c’est un fait que « des concepts comme génie, originalité, auteur, création et personnalité tombent en désuétude dans une situation sociolinguistique où le concept de sujet commence à faire problème , tant au niveau de l’énonciation (du narrateur) qu’au niveau de l’énoncé (du héros). La notion du héros devient aussi problématique que celle d’individu extraordinaire » [20].
Ceci dit, si aujourd’hui la crise du personnage traverse, par diverses manifestations, une partie de la littérature générale, dans la littérature pour la jeunesse et pour adolescents, le personnage « s’affirme plus que jamais ». Cette centralité du personnage et du dispositif d’identification dont il est porteur sont des marques nettes que la littérature de jeunesse se conforme aux dispositifs romanesques classiques.
Ceci tend à prouver ce que nous avancions dans notre contribution à la somme dirigée par Denise Escarpit [21], à savoir que la littérature de jeunesse rejoue à distance temporelle, de manière différée, l’évolution de la littérature générale dont elle est, presqu’exclusivement, un secteur conservateur[(22) Une exception notoire est celle du genre de l’album et en partie aussi les créations éditoriales en pop-up et un bon nombre de publications documentaires.].
Un autre exemple se lit dans l’explosion en littérature de jeunesse de l’heroïc fantasy ou héroïco-fantastique durant la décennie 1990. Le décalage est au minimum d’une quarantaine d’années avec l’apparition de ce type de romans dans la littérature générale (1950 à 1956 pour Narnia de Carl-Staples Lewis, 1954-1955 pour Le Seigneur des anneaux de Ronald Tolkien). On pourrait nous objecter que le conte pour enfants Bilbo le Hobbit de Tolkien date de 1937. Mais on reconnaîtra, sans peine, que son succès dans les pays occidentaux, en France par exemple, attendra quelques cinquante années. Dans les séries héroïco-fantastiques contemporaines, le schéma narratif s’apparente souvent au roman de chevalerie : le héros partant d’un mode du quotidien, en vient à affronter des créatures surnaturelles. Il possède des pouvoirs dignes de quelque héros mythologique. Sandrine Vermot-Desroches y voit même un schéma général reproduisant « l’unité nucléaire du mythe » [22] qui reposerait sur un rite de passage : séparation-initiation-retour doté de pouvoirs.

On peut même se demander si le phénomène de la fanfiction, sur lequel nous reviendrons brièvement, ne signale pas l’indice aussi d’une réfraction retardataire. En effet, le phénomène avait cours dans le genre de la science-fiction aussi bien des romans que des fanzines qui en assuraient la diffusion. La différence, nous le verrons, est qu’il s’agissait à l’origine d’un mouvement autonome de lecteurs et lectrices. Aujourd’hui, le phénomène de la fanfiction comme celui du fanart autour du roman de l’imaginaire est imbriqué dans le marché via divers sites et blogs.

À suivre…


Notes

[1Vermot-Desroches Sandrine, L’édition jeunesse aujourd’hui. Le personnage dans le roman adolescent , Paris, L’Harmattan, 2022, 231 p.

[2ibid. p.17.

[3ibid. p.18.

[4ibid. p. 22-23

[5ibid. p. 52

[6ibid. p. 23

[7ibid. p. 23

[8 ibid. p. 28

[9ibid. p. 38.

[10ibid. p. 40

[11ibid. p. 40

[12ibid. p. 35

[13ibid. p. 37

[14ibid. p. 65

[15ibid. p. 49

[16ibid. p. 49

[17Genette, Gérard, Palimpseste. La littérature au second degré , Paris, le Seuil, 1992, 576 p. (1ère édition 1982).

[18Moscovici Jean-Paul, Voyage à Pitchipoï , Paris, L’école des loisirs, coll. Médium, 1995, 139 p.

[19Vermot-Desroches Sandrine, L’édition jeunesse aujourd’hui (…), op. cit. pp. 66-67.

[20Zima, Pierre V., Manuel de sociocritique , Paris, Picard, 1985, 252 p. – p. 201.

[21(21) Escarpit, Denise, (sous la direction de), La littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui , Paris, Magnard, 2008, 473 p. (voir pp. 399-427)

[22Vermot-Desroches Sandrine, L’édition jeunesse aujourd’hui (…), op. cit. p. 131.