Sixième épisode

Littérature et barbarie : une expérience politique de la pauvreté ?

avril 2023

« De barbarie ? Mais oui.
Nous le disons pour introduire une conception nouvelle, positive de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. »

Walter Benjamin, Expérience et pauvreté dans Œuvres II,
Gallimard, Folio, 2000 [première publication en 1933]

Quelle différence entre commencer et recommencer ? Comme le donne à entendre ici Walter Benjamin l’acte de fondation peut être le fait d’une pauvreté et d’une barbarie positive [1]. Construire avec presque rien, voilà qui ressemble à la caresse du geste artistique. Nombreux sont les artistes qui ont témoigné de la force du peu, du presque rien dans l’élaboration de leur langage, de leur singularité et d’une autonomie à partir de laquelle ils et elles peuvent s’adresser au plus grand nombre et se confronter à l’autre [2].
Cela n’est pas sans rapport avec l’interdit de classe qui pèse sur le prolétaire. D’une part, la bourgeoisie assigne une place de lecteur, de spectateur, de consommateur, au prolétaire dans le champ culturel et ne lui reconnaît pas, sauf exception, de capacité créative car ce serait lui donner une capacité politique, et d’autre part, l’incapacité du mouvement ouvrier à croire en sa propre force et donc à construire l’autonomisation culturelle du prolétariat alors que seule cette autonomisation donnerait corps au refus du rôle passif assigné aux exploités par la bourgeoisie [3]. Refus et autonomie, deux « trucs » ou concepts utilisés régulièrement par les artistes (qu’ils ou elles soient prolétaires ou bourgeois) et plus rarement mis en pratique collectivement alors qu’ils offrent la possibilité de fonder cette communauté intégralement émancipée… dont je vous parle depuis le début de cet essai sur le réalisme en littérature.

Il existe depuis l’Antiquité des œuvres d’art ayant pris pour cadre la vie en mer. Le récit, la peinture ou l’étude de cette forme de vie communautaire soudée par l’action y est révélatrice des rapports politiques et des nécessités humaines. En citant (au deuxième épisode) le livre de B. Traven Le Vaisseau des morts, je voulais souligner l’évolution de l’imaginaire provoquée par le réalisme et la persistance de la figure des fantômes (et des morts) dans nos vies : « Je suis sûr qu’une fois que nous aurons réussi à distinguer ce qui est imaginaire de ce qui est réel dans notre vie, nous apprendrons des choses singulières et nous considérerons le monde entier d’un autre œil. Qui sait quelles conséquences en découleront ? »

Voyages par Valéri Blanchard, 2015.

Et Traven de poursuivre :« Au fond, et je ne plaisante pas, j’étais déjà mort depuis longtemps. Je n’étais pas né, je n’avais pas de livret de marin, il m’était impossible d’obtenir un passeport, et on pouvait faire de moi ce qu’on voulait parce que je n’étais personne ; officiellement, je n’étais même pas venu au monde et, par conséquent, je ne serais pas regretté. Si quelqu’un me tuait, il ne s’agirait pas d’un meurtre, je ne manquerais à personne. Un mort peut être déshonoré, volé, mais non pas assassiné. »
On l’entend cette littérature de voyage n’est pas une littérature touristique [4] et Traven dans son livre dresse un réquisitoire de la condition de ces ouvriers de la mer et de leur l’accueil au pays de la liberté : « Un pays où on passe son temps à parler de liberté et où on prétend qu’elle n’existe qu’à l’intérieur de ses frontières me semble toujours suspect. Quand je vois une gigantesque statue de la Liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler :“Nous sommes un peuple d’hommes libres !”, c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent. »
La littérature pense et donne à penser. Elle prône comme l’écrivait Stig Dagerman : « la liberté, la fuite et la trahison [5] » comme moyen de franchir les murs et les frontières d’une civilisation et de sa philosophie morale que critiquaient déjà il y a 200 ans Sade, Fourier et d’autres visionnaires.

Faut-il désespérer de Billancourt ou au contraire entendre ce que des écrivaines comme Faïza Guène, Nathalie Quintane, Laura Vasquez, Aurélie Olivier, Dalie Farah, Marie Cosnay, Mona Chollet, Pinar Selek, Louisa Yousfi [6] ou une militante antiraciste comme Houria Bouteldja [7] nous disent aujourd’hui sur les inégalités de race, de genre et de classe qui structurent la société française ? À une question du Guardian sur l’éventualité qu’elle puisse recevoir un prix littéraire en France, Faïza Guène déclarait : « Les grands prix littéraires ? Vous plaisantez ? Jamais, de toute ma vie, jamais, je ne gagnerai un prix littéraire. Cela voudrait dire que j’écris de la littérature et qu’il y a des intellectuels dans les banlieues. C’est justement là-dessus que rien ne change et que cette vision néocolonialiste s’exprime… Les indigènes savent faire du sport, chanter et danser, [gagner du fric], mais ils ne peuvent pas penser [8]. » C’est dans cette lucidité qui ne manque pas d’ironie que s’ancre le refus de ce monde inégalitaire.

L’enjeu n’est pas d’opposer le réel à l’imaginaire, c’est au contraire de les faire jouer l’un avec l’autre par le dialogue, de fonder cette communauté invisible et multiple qui sait manier les concepts et construire sa cabane, résister à la police et cultiver son jardin, saboter le travail et la production pour organiser ses révoltes et sa solidarité.

(la suite au prochain épisode…)


Notes

[1Walter Benjamin évoque dans ce texte l’effondrement du cours de l’expérience et du récit provoqué par la barbarie technique de la première guerre mondiale et y oppose une barbarie positive celle de l’art en temps de pauvreté. Il dégage ainsi l’acte de fondation de toutes théologies pour en faire une ontologie matérialiste.

[2Je cite ici deux d’artistes récemment disparus : Antoine Emaz dont l’écriture dans le sillage de Pierre Reverdy et André du Bouchet a creusé sans jamais l’épuiser la veine du peu. Toute son œuvre serait à citer mais le titre d’un de ses recueils en dit déjà beaucoup : Peu importe. Et Pierre Soulages qui disaient à propos de sa peinture : « plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte. »

[3Des arguments développés par Philippe Geneste dans ses écrits sur la littérature prolétarienne et sur lesquels Marcel Martinet dans son ouvrage Culture prolétarienne, op. cit., insiste à plusieurs reprises : « Il faut que la classe ouvrière s’instruise et s’éduque, médite et développe sa capacité ouvrière et sociale. Pour acquérir cette culture nécessaire, elle ne peut compter que sur elle-même : “Ni dieu, ni césar, ni tribun”. »

[4Rappelons ici que le tourisme est une activité inventée par la classe bourgeoise anglaise au XVIIIe siècle qui envoyait ses héritiers dans les pays du sud pour se cultiver par la découverte des paysages, des villes, des arts des langues et des hommes. Aujourd’hui devenue une ressource économique, le tourisme est un fléau qui enferme les humains dans des rapports marchands et détruit tout ce qu’il touche.

[5On peut lire ce texte inédit dans la revue Marginales n°6

[6La plupart des auteures citées ici ne sont plus « prolétaires » de par leur statut d’employées (proffes, journalistes, etc.) et parfois à cause des ventes importantes de leurs livres. Le livre est une marchandise comme les autres et son fruit est partagé « équitablement » entre les travailleur·ses de la chaîne du livre : imprimeur·es (15%), libraires (35%), distributeur·ices (20%), éditeur·ices (20%) et autrices (10%). Soit pour un livre de 20 euros vendu autour de 5 000 exemplaires, entre 8 et 10 mille euros de droits pour l’auteure.

[7Militante décoloniale et fondatrice du Parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja a été très fortement (et injustement) critiquée pour son livre paru en 2016 à La fabrique, Les Blancs, les juifs et nous. Elle vient de faire paraître chez le même éditeur un nouvel essai politique Beaufs et barbares, le pari du nous qui cherche à retourner la stigmatisation bourgeoise des prolétaires blancs (beaufs) et indigènes (barbares) contre la classe dominante.

[8Article du Guardian paru en juin 2008 à l’occasion de la sortie en Angleterre de son deuxième roman Du rêve pour les oufs. Son premier roman Kiffe kiffe demain, paru en 2004 alors qu’elle avait 19 ans a connu un très grand succès en France (plus de 300 000 exemplaires vendus) et a été traduit dans 27 pays.