Septième épisode

Culture bourgeoise contre culture prolétarienne

juillet 2023

« La poésie doit rester / sans imagination
Voir n’est pas imaginer / mais trouer le réel
pour voir le mot qu’il nous cache
mais que nous devons inventer, / chacun son tour ! »
Serge Pey, Mathématique générale de l’infini,
Poésie Gallimard, 2020

La bourgeoisie culturelle a toujours eu des airs de commissariat. C’est un fait que les surréalistes et d’autres [1] ont dénoncé mais c’est un rôle que « l’avant-garde » littéraire et artistique endosse aujourd’hui sans barguigner. Les commissaires politiques et culturels contemporains utilisent, pour « défendre » les artistes et les faire marcher à la baguette, le même genre de bâton qui sert à expulser les squats et les ronds points, frapper les manifestant·es et les habitant·es des quartiers au nom d’une République bourgeoise qui n’a eu de cesse de soumettre la sociale [2] à son diktat.

Quelle est cette police du bon goût qui officie partout sous l’uniforme de l’argent pour mieux étouffer et bâilloner cette langue et ces images inconnues qui se hâtent de transmettre [la] part de merveilleux échappant à la liquidation du monde [3] ? Un voyou des lettres françaises qui cessa d’écrire avant ses 20 ans avait jugé borgnesse la carrière littéraire ! Or que nous enseigne-t-on dans les commissariats de la République 150 ans ans plus tard ? Que notre frère en barbarie, ce Rimbaud dont on nous fait bêtement réciter les vers serait seul et unique alors que nous sommes des millions comme lui à vouloir déserter la carrière ? Artaud à eu beau crier 80 ans plus tard que toute l’écriture est de la cochonnerie, nous restons soumis, comme lui, aux belles lettres de cachet.

La police nous apprend à désirer ce qui peut servir et être utile à l’avancement et à mépriser ce qui est inutile et inconnu au bataillon. L’éducation bourgeoise méprise les travaux manuels, le dialogue, l’apprentissage, l’entraide et la recherche mais adore les inspecteurs, la grammaire, les examens et le résultat. Pire, on y conditionne des humain·es – qui ne savent plus regarder ou faire des images – à les consommer seulement. Il est parfaitement logique mais pas irréversible que dans une époque inféodée à la culture bourgeoise l’idée d’une culture prolétarienne ait été effacée des mémoires.

Voilà ce que cette courte recherche sur le réalisme en littérature m’aura permis d’affirmer : sans volonté de parvenir à une autonomisation prolétarienne, sans capacité d’existence collective – c’est-à-dire tant que l’art et la littérature resteront sous la domination bourgeoise – rien de ce qui se crée, ici et maintenant, ne saura fonder cette communauté intégralement émancipée sans laquelle l’utopie ne peut-être qu’une fiction, un rêve, une chimère. Et Simone Debout, reprenant la méthode de « l’écart absolu » de Fourier de préciser : « Il n’y a pas de pire chimère que celle qui déclare l’impossibilité. [4] »

La Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins par Max Ernst, 1926.

Dans son livre Mousquetaires et misérables [5] Evelyne Pieiller emploie le mot avenir à la place de celui d’utopie. Comme pour signifier la persistance d’un possible toujours remis à demain. Elle affirme que la littérature romantique du XIXe siècle et notamment celle de Hugo et Dumas a su donner figure littéraire au peuple de la Révolution et que c’est la raison de son succès populaire. Elle affirme aussi que l’avant-garde qui a suivi s’est volontairement écartée du peuple et que les temps modernes ont fait faillite. Mais elle ne dit rien du réalisme (lire épisode 1, note 4) et de sa critique du romantisme. Brèche ou flèche plantée dans les chairs de l’avant-garde littéraire et artistique (impressionniste, symboliste, dada, futuriste, surréaliste, situationniste, beatnik, pop ou punk) le réalisme nourrit à mon sens les engagements négatifs [6] de cette étrange communauté face au triomphe de la société industrielle, capitaliste et guerrière.

Pourtant Rimbaud, encore lui, a dynamité au nom du génie la statue du Je :
« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. / Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! »

La littérature qui vient sera-t-elle celle de la foule des anonymes, de celles et ceux qui ne comptent pour rien ? Une inscription gesticulatoire et sonore qui fait écrire (et dire aujourd’hui) au poète Charles Pennequin :
« Nous n’étions pas de l’avant, nous étions de l’arrière, des arriérés d’arrières pays, le pays de l’arrière avec ses arriérés de paysans dedans, nous étions minuscules et non majuscules, nous étions de toutes les décisions mais sans le vouloir, sans même le savoir, nous étions emportés avec les grands mouvements de l’histoire mais sans être au courant, nous étions dans les courants mais comme des bouches qui parlent trop, qu’il faut taire, des bouches de trop à nourrir, et nous étions mis en demeure de vivre, il nous fallait vivoter l’instant, respirer ce qu’on nous disait gentiment de respirer, penser ce qu’on nous dictait gentiment de penser, si nous pouvions un tant soit peu penser, on accompagnait le mouvement, personne ne nous tenait au jus, nous ne savions même pas que nous vivions, nous étions les futurs morts, nous étions déjà morts mais pour le futur aussi, nous jouions toutes les scènes où il fallait jouer, on ne nous comptait pas, nous étions les figurants, les pantins de l’histoire historique, nous étions les porteurs d’eau de notre destinée. [7] »

Comme l’écrivait en 1820 Charles Fourier dans La Théorie des quatre mouvements, le temps où le genre humain pourra se débarrasser de la Civilisation est proche :
« Lorsque j’apporte l’invention qui va délivrer le genre humain du chaos civilisé, barbare et sauvage, lui assurer plus de bonheur qu’il n’en eût osé souhaiter, et lui ouvrir tout le domaine des mystères de la nature d’où il se croyait à jamais exclu ; la multitude ne manquera pas de m’accuser de charlatanerie, et les hommes sages croiront user de modération en me traitant seulement de visionnaire. »

La Révolution, une utopie dont Bernard Noël écrivait dans L’Outrage aux mots : « Le principal échec de la Révolution, c’est d’ailleurs qu’on la prenne pour une fin, elle qui est un perpétuel mouvement. »

(la suite au prochain épisode…)


Notes

[1Ainsi André Breton est lui-même accusé « d’inspection généralisé » dans un tract intitulé Un cadavre et publié par une dizaine d’anciens surréalistes : Bataille, Leiris, Prévert, Queneau, Ribemont-Dessaigne, Vildrac.

[2« Il y a deux Républiques ! » article de Mathilde Larrère, revue Ballast, 2018. https://www.revue-ballast.fr/mathilde-larrere-il-y-a-deux-republiques/

[3Extrait du Marteau sans maître de René Char : « Hâte toi / Hâte toi de transmettre / Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. / […] Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit / Sans interruption, / Sans égarement. / Essaime la poussière / Nul ne décèlera votre union. »

[4Simone Debout citant Fourier dans le film L’Illusion réelle de Annie Trassaert, Nicole Chosson et Martin Verdet.

[5Publié en 2022 par Agone (lire épisode 2, note 3 et 6).

[6Hormis les épisodes notamment futuriste où l’esthétisme totalitaire l’emporte sur la politisation de l’art (lire épisode 3, note 3).

[7« De la rigolade », poème lu au Vélo théâtre d’Apt le 2 juin 2023 sur le Stabat mater de Vivaldi et posté en novembre 2011 dans l’atelier du site des éditions POL et sur le blog de « L’Armée Noire ».