L’étude de comportements verbaux d’élèves en proie à un handicap ou à une pathologie est, en général, très riche d’enseignement pour la pratique pédagogique. L’erreur de l’institution est de chercher à niveler les apprentissages au lieu de, partant de l’observation des élèves, puiser dans leurs cheminements d’appropriation des connaissances des pistes pour accommoder les enseignements aux jeunes esprits. Les travaux avec Philippe Séro-Guillaume sur l’apprentissage du langage par les jeunes sourds n’ont cessé de nous confirmer du bien-fondé de cette remarque. Par exemple, il est de simple observation de voir que plus un élève est en difficulté d’écriture ou de lecture et plus il est confronté à des séances où les tâches techniques l’emportent sur toute autre préoccupation. Les résultats sont, de notoriété commune, peu concluants. La contribution de ce mois-ci cherche à comprendre pourquoi. Un apprentissage (ici celui de l’écriture indissolublement lié à celui de la lecture), dans le cadre de l’enseignement, est toujours subordonné à une finalité. Qu’en est-il donc pour l’apprentissage scolaire de l’écriture et de la lecture ?
L’enseignement officiel de l’écriture la considère comme une technique de codage. Par exemple, pour ce qui est l’apprentissage premier de la lecture et de l’écriture [1], l’école met l’accent sur les indices du code graphique et du code phonique et sur la correspondance grapho-phonique, avec pour visée de mener les élèves à déchiffrer un mot, une phrase. Dès lors, le code grapho-phonique, donc le déchiffrement, devient la fin de l’enseignement. Or, si le code est une fin en soi, cela signifie que le sens ne l’est pas, qu’il est conçu comme secondaire et qu’on ne travaillera sur le sens qu’après avoir acquis le code grapho-phonique. L’écriture se trouve ainsi réduite à une technique et à une forme d’utilitarisme formel. C’est le choix de l’institution scolaire et de Dehaene promu, depuis quelques années, le monsieur lecture du ministère.
Or, il y a plus de trente ans, Foucambert [2] a montré que cette conception profite aux classes sociales aisées où le langage oral est moins distant du langage écrit que chez les classes populaires. De plus, mais c’est lié, la maîtrise du code grapho-phonique est conçue comme la condition de l’accès au sens dont elle est préalablement, pour les besoins de la programmation institutionnelle, séparée. Cette séparation est une erreur majeure, et elle explique que la maîtrise du sens ne soit envisagée qu’en second lieu, tant dans l’apprentissage de l’écriture que dans celui de la lecture [3]. Autrement dit cette conception, aujourd’hui badigeonnée de nappages neurologiques par Dehaene, oublie que tout travail d’écriture naît d’un travail de représentation ; elle oublie en conséquence que la transcription ne prend sens que corrélativement au travail de représentation.
On nous dira peut-être que privilégier des objectifs techniques (mise -ou remise- en route de mécanismes mentaux, psycho-sémiologiques et scripturaux) est bien nécessaire lors de l’apprentissage premier. Cette objection n’aurait de valeur que si ce travail technique n’était pas coupé d’un à dire à transmettre, c’est-à-dire qu’il fût subordonné à une visée d’intention de l’élève. Mais ce n’est pas le cas.
C’est pourtant dans la volonté de faire sens, de saisir du sens que prend toute son importance la situation d’apprentissage élaborée pour l’activité de lecture comme pour l’activité d’écriture. On entre ici dans le domaine de la pédagogie constructiviste. La visée technique de l’apprentissage doit être subordonnée à une visée de discours palpable par l’enfant. Par exemple, on sait que la maîtrise de la lecture suppose que le sujet lecteur refoule la technique de lecture dans l’inconscient : l’excès de conscience de ce que l’on fait en lisant nuit à la combinatoire des sens et des schèmes impliqués dans l’acte [4]. Ce refoulement opère au bénéfice de la sensification [La sensification, terme que nous reprenons à divers travaux de Jean-Pierre Lepri]], c’est-à-dire de la construction du sens, de la transmission d’un sens, de la découverte de ce qu’un énoncé signifie.
Si la sensification est jugée secondaire, alors le risque est couru de plaquer chez l’enfant une représentation rigide de l’écrit où le jeu avec le signifiant (mot écrit, mise en page, etc. ; mot phonique, jeux d’intonation, etc.) étant interdit, toute jouissance à manipuler le matériau linguistique est absente. Pour l’écriture, se trouve alors entravée l’inscription de la scription dans le curriculum de l’enfant. En effet, comme l’écrit Robert Lafont, la praxis linguistique s’appuie « sur un soubassement biographique de plaisir ludique » [5].
Tout le monde a pu observer un tout petit enfant qui laisse par accident une trace sur une surface plane : il la contemple puis recommence son geste en un acte gratuit, juste pour voir, juste pour refaire. La trace a provoqué chez lui un plaisir. La trace est une activité scripturale où se love le dessin. Le traçage, donc l’écriture, comme tout ce qui relève de l’activité enfantine, se développe au cours des âges. D’abord en boucle puis linéaire, la trace ne devient figurative que plus tard, lorsque vers trois ans l’enfant joue et jouit de la nomination. On le voit, l’expression phonique (la nomination) et l’expression graphique (devenir figure de la trace) sont liées. De même c’est vers trente à trente-six mois, c’est-à-dire au moment où il acquiert le « JE », donc au moment où il se pose comme sujet de discours et sujet de son discours, que l’enfant se lance dans l’exploration graphique des surfaces.
Durant ses premières années, y compris donc durant l’école maternelle puis la première année de l’école primaire, les enfants jouissent de la trace. Tout le monde reconnaît que là est la source de l’écriture, Or, cette activité scripturale primitive, première, peut se trouver réprimée par l’école et autres institutions éducatives, sous prétexte de rationalisation codifiante. C’est dramatique car cette activité apporte de la joie à l’enfant, qui y exerce une malice hédonique liée à une motivation spontanée à l’expression. Voilà un exemple de la manière dont la rigidité de la représentation de l’écrit peut s’installer et réprimer le goût d’écrire. La rationalisation codifiante, dont la programmation de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture organisée par les Instructions officielles de l’école est une illustration, nuit à la manipulation enfantine de la matérialité de l’expression scripturale comme de l’expression orale. Elle nuit à cette manipulation parce qu’elle a pour fil directeur l’imposition d’une norme du bien écrire et du bien parler qui ne cherche pas à intégrer l’activité spontanée du traçage, du dessin. Obnubilée par cette orthopédie scripturale liée à une obnubilation pour une orthopédie phonique, l’école donne aux élèves une représentation techniciste et punitive du langage. De plus, l’école se prive de l’activité de l’enfant qui, par et dans la manipulation du matériau langagier, élabore du sens ou voit du sens advenir de ses essais.
Une conséquence de la focalisation sur les aspects étroitement techniques est d’enfermer l’enfant dans le rattrapage scolaire, dans la remédiation ou dans les activités de soutien, tous dispositifs qui isolent un aspect de l’écriture ou de la lecture pour le travailler séparément de l’acte de langage global. Pourtant, si l’institution scolaire était attentive à certaines pratiques de professionnels de la pathologie du langage, si elle impulsait des études et des monographies consacrées à la pathologie du langage pour alimenter la formation des enseignants et enseignantes, elle saurait que c’est en mettant les techniques et les procédures « au service du sujet dans sa globalité » [6] qu’elles sont dynamisées. C’est la seule manière pour que « tout ce qui n’a pas pu se symboliser [entre 0 et 7 ans notamment] c’est-à-dire passer d’un état d’existence neutre, extérieure à une existence signifiante pour soi » [7] trouve une voie de réalisation. La pathologie du langage révèle que représentation verbale et représentation du monde vont de pair comme s’interpénètrent le cognitif et le langagier. Parlant d’enfants dyslexiques, d’enfants dysorthographiques, Françoise Pouëch écrit : « Ces enfants sont capables d’apprendre des techniques, de comprendre des énoncés courts encodés simplement, mais ils ne sont pas capables de se faire un modèle mental des situations que les textes reflètent ; encore moins, bien sûr, de lire entre les lignes et d’entrer dans le monde de l’auteur » [8].
Posons quelques pierres de réflexions que le cheminement de ce blog, en partie écrit à partir de l’éclairage de la pathologie du langage, a mis au jour :
- L’enseignement de l’écriture et l’enseignement de la lecture ne sont qu’un seul et même enseignement. La dénomination d’écrilire utilisée par la pédagogie Freinet recouvre cette réalité dont les conséquences pour l’enseignement sont nombreuses.
- Il existe une activité spontanée de l’écriture qui est la trace. L’exploration de la trace est donc partie prenante de l’enseignement de l’écriture. L’enfant parle sur sa trace, lui donne du sens, il la lit, autant qu’il jouit du traçage : n’est-ce pas des points d’ancrage essentiels pour une pédagogie heureuse de l’imaginaire ?
- La compréhension d’un texte naît des interactions entre les différents niveaux d’intégration du langage (mot, phrase, texte). Mais il serait une erreur de partir du simple pour aller au complexe. En effet, l’enfant procède du tout à l’élémentaire et non l’inverse ; il procède du sens à la forme et non l’inverse. L’unité première de l’enseignement du lire-écrire est donc le discours : un mot peut faire énoncé, comme une longue phrase seule peut valoir un énoncé complet, comme un texte est l’énoncé à comprendre.
- La réalité du langage est éminemment dialogique disaient Volochinov et Bakhtine. Aussi, la lecture qui peut apparaître comme une soumission à l’autre possède, en réalité, une dimension re-créatrice qui tient d’ailleurs à l’activité d’auto-organisation à l’œuvre dans le langage. Dans ce sens, on dira que la lecture est une création. L’écriture est ainsi une réélaboration de la parole au service de la reconstruction d’un réel. On est proche alors des conceptions de Vygotski pour qui l’écrit réorganise par rétroaction la pensée et le langage oral. À suivre ses recherches on en arrive à l’hypothèse que l’acquisition de l’écrilire a sur le développement cognitif un impact comparable à celui qu’a eu, entre douze et vingt mois, le passage de l’intelligence sensori-motrice au mot. L’écrilire en effet ouvre une activité de connaissances du monde soudée à une capacité de réflexion sur ces connaissances... de par l’enjeu mémoriel de sa trace, en son silence captivé.
Notes