Nous avons vu, en étudiant le résumé de texte [1] chez des élèves de sixième et cinquième, qu’ils procédaient par concaténation, faisant se succéder des phrases, chacune centrée sur un événement ou un détail. Le procédé confèrerait à l’addition juxtapositive sauf que les élèves, c’est un trait dominant depuis les classes de l’école élémentaire, relient les phrases par l’itération de coordinateurs qui sont principalement : « et… et », « puis…puis », « et puis…. et puis », « ensuite… ensuite », etc.. Ces coordinateurs n’ont pourtant aucun rôle de liaison narrative ; leur fonction est de séparer les segments traités de l’histoire sans préoccupation de la cohérence diégétique ou narrative. Cette caractéristique de l’écrit enfantin et pré-adolescent, qu’on pourrait nommer une construction accumulative, est amplifiée lorsque les élèves rédigent une histoire imaginaire.
Sans prétendre expliquer ce fait que rencontre tout professeur, toute enseignante d’école ou de collège, et encore parfois de lycée, nous aimerions, ici, développer une hypothèse qui rattache ce trait de la genèse de l’écriture à la genèse du récit telle que nous la révèle l’Histoire littéraire.
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Qu’elle relate un épisode réel ou qu’elle relève de l’imaginaire, l’histoire racontée à l’écrit par l’enfant est rapportée par fragments dont les « et…et », « puis… puis », « alors… alors », marquent la succession. Chaque fragment renvoie soit à un détail soit à un événement, mais on pourrait dire qu’il s’agit d’une description-récit : ce terme est utilisé par Raymonde Debray Genette [2] pour la distinguer de la description narrativisée qui, elle, est incluse dans la diégèse, c’est-à-dire est subordonnée à elle, comme par exemple quand la narration prend le point de vue d’un personnage pour décrire ce qu’il voit. À propos de la description-récit Raymonde Debray Genette, qui étudie l’évolution de la description dans l’histoire littéraire, dit qu’elle « contrevient aux lois mêmes du récit, en ce qu’elle introduit du discontinu » [3] là où on attend cohérence et logique narrative. Cependant, le type de discours utilisé dans la description-récit est le discours narratif : « À son origine épique, la description s’opère par la narration » [4]. Par exemple, la description du bouclier d’Achille par Homère ne relève pas de l’art de l’imitation : en effet, Homère juxtapose le récit de scènes sans aucun lien avec le récit de l’œuvre dans laquelle cette description s’inscrit. C’est l’exemple typique de la description-récit selon Raymonde Debray Genette.
Or, les histoires écrites par les élèves présentent la même caractéristique. Les phrases de ces récits écrits enfantins se succèdent souvent sans point final, juste séparées par une virgule. L’enfant ne se soucie aucunement d’expliciter ce qui les unit, ni la causalité qui donnerait sens à leur suite, c’est-à-dire qui dévoilerait un enchaînement entre les scènes. Chaque phrase des élèves, en effet, traite d’un fait de l’histoire, décrit un objet, se plonge dans une scène ou plusieurs scènes mélangées.
Comme le montraient les résumés des élèves donnés en illustration dans l’étude de février 2024, l’enfant qui possède à l’esprit une histoire à raconter, la découpe en morceaux pour l’écrire. Durant ce découpage, il en perd le fil, il ne rend pas compte de la continuité des épisodes, mais les juxtapose les uns aux autres, donnant à lire des bribes de représentation en discontinu. Comment analyser cette représentation scripturale de l’élève ?
D’abord, il y a bien de sa part une tentative de discerner les ingrédients de l’histoire. Mais ce discernement ne procède pas par découpe de séquences narratives, il procède par découpe de scènes ou de choses ou de personnes, sans aucune mise en perspective de chacune dans l’histoire. La prégnance de la discontinuité notifie l’absence de conquête de son autonomie par le récit. Ceci expliquerait donc pourquoi les élèves écrivent au présent : chaque détail, chaque scène, est visible sans se surimposer sur un arrière fond, sans s’articuler à un arrière-plan. Chaque fragment (phrase, syntagmes juxtaposés etc.) se clôt sur lui-même, se suffit à lui-même, il n’y a pas de temporalisation comme l’aurait exigé une mise en perspective narrative. Il y a partition des scènes et non répartition des scènes pour former le continuum de l’histoire. La diégèse (histoire) est perdue de vue, inaccessible pour le lectorat. L’élève accumule des fragments, il ne les relie pas. Aussi, ces fragments ne convoquent aucune dimension temporelle. Ils ne s’inscrivent dans aucune temporalisation continue, alors que tout récit, c’est inhérent à sa définition, exige la temporalité…
Cette caractéristique explique que les premiers écrits d’histoire d’enfants soient plutôt descriptifs que narratifs : l’enfant montre beaucoup de chose, il juxtapose des objets, des faits, des actes, des comportements, des situations, et pour lui rien ne reste dans l’ombre. Tout se passe comme si pour l’élève l’histoire relevait d’une configuration spatiale. Les écrits des élèves de cet âge montrent qu’ils ne se sont pas approprié l’expression de la représentation temporelle requise par un récit.
L’enfant semble donc bien être soumis à la représentation figurative de ce qu’il a en tête mais sans opérer à l’écrit la liaison qui permettrait de construire l’histoire dans sa continuité, avec ses nœuds, sa chaîne causative des événements. Il écrit une description-récit sans ressentir le besoin de justifier l’énoncé de chaque fragment, la représentation fragmentaire l’emportant sur le représenté global, ce qui rend l’écrit difficilement compréhensible pour la personne qui le lit.
Pour terminer cette réflexion, il est peut-être utile de préciser pourquoi nous avons repris la désignation de description-récit qui est appliquée à la description telle qu’elle apparaît dans l’épopée, séparément de la narration et du récit d’événements formant le cœur de l’œuvre. Raymonde Debray Genette exemplifie son propos par la description du bouclier d’Achille chez Homère. « Chaque scène [représentée sur le bouclier] est reliée par un dé ne répondant à aucun men, ce qui équivaut à : « et ensuite, et ensuite » [5]. Cela prouve bien que « la description, dès cette origine, disons dans notre littérature, participe bien de la fragmentation du récit, avant même qu’elle n’acquiert son autonomie » [6]. Dans la genèse du récit, donc, la description aurait, au départ, du mal à être intégrée. Elle le serait par le recours à une juxtaposition de scènes, de narrations de ces scènes, comme le fait Homère, sans lien causal entre elles. Si bien que « Homère (…) ne connaît pas l’arrière-plan. Ce qu’il raconte constitue toujours le présent et remplit entièrement la scène aussi bien que la conscience » [7]. L’origine de l’effet esthétique, poursuit Auerbach, « réside dans l’essence du style homérique, qui est de présentifier les phénomènes sous une forme complètement extériorisée, de les rendre visibles et tangibles dans toutes leurs parties, de les déterminer exactement dans leurs relations temporelles et spatiales » [8].
Il y a là une réflexion sur une poétique historique de la description dont le mouvement évolutif aurait amené la description à conquérir son autonomie à l’égard de la narration. Ce qui est frappant, et peut retenir toute l’attention, est la similitude relative avec la difficulté des élèves de l’âge du primaire jusqu’à 12/13 ans (au moins), à sortir de la description-récit pour être capable d’inclure la description dans un récit et donc d’articuler narration et description, d’écrire une description narrativisée. En effet, quand Homère décrit le bouclier d’Achille, il inscrit les représentations successives qu’il en fait en dehors de l’histoire épique proprement dite qu’il raconte. Ces descriptions ne portent pas d’indices ni de ce qui va advenir dans l’histoire ni de rappel de ce qui s’est passé. Ces descriptions par Homère, comme celles écrites par les élèves, ne vont chercher aucune justification et ne valent que pour elles-mêmes, hors la globalité de l’histoire : elles sont hors de la diégèse.
On peut dire que la description écrite enfantine refoule le récit car y triomphe une figuration qui fait obstacle à la continuité de l’histoire, au racontage et donc à la narration. Le texte enfantin semble gratuit dans sa successivité juxtapositive. L’élève souvent s’y sent en liberté et il comprend difficilement qu’on lui dise qu’on ne comprend pas son texte, qu’on a du mal à suivre les péripéties. Le récit écrit, ou description-récit, de l’enfant ne révèle au lecteur aucune motivation intrinsèque au texte : et c’est pourquoi il est une description qui refoule l’histoire générale dans laquelle il devrait être inclus. La description-récit enfantine mélange le récit à un arrêt sur scène, sur personnage, sur lieu, si bien que le fil de l’histoire reste invisible, elle s’y perd, et la description absorbe avec gloutonnerie le récit. Les élèves, en revanche vivent leur texte et ont du mal à accepter de devoir le modifier. Ils sont dedans comme si la description-récit était close sur elle-même, ne s’adressant à personne d’autre qu’à celui ou à celle qui l’écrit. Dans cette description-récit, l’instance lectrice est oubliée autant que la narration de l’histoire est abolie. Leur texte ne nous parle pas mais il leur parle à eux qui en parlent, qui le parlent. L’écrit de la description-récit se clôt sur lui-même, l’invraisemblance ne troublant en rien la satisfaction de l’enfant. L’enseignant pensera sûrement que l’élève échoue à mettre en histoire son récit, mais ce n’est en rien le sentiment de l’enfant. En revanche, l’importance de l’observation et de la compréhension de ce qui est observé dans l’écrit des élèves est avéré pour l’enseignant qui veut mener les élèves vers l’écriture d’histoire. Ce qui est essentiel c’est la capacité d’observation de l’enseignant ou de l’enseignante. De plus, les constats ci-dessus, issus de la pratique d’écriture en situation scolaire éprouvée durant des années, devraient mener à reconsidérer l’écriture descriptive et donc la production de textes de type descriptif au cours de la scolarité élémentaire et collégienne. L’école privilégie surtout la narration, ce qui s’appuie sur de justes raisons, mais si on prend en considération la nécessaire articulation de la description et de la narration pour créer une histoire écrite alors le texte descriptif devrait devenir une préoccupation dans l’enseignement de l’écriture.
Bien des questions pratiques restent donc en suspens qui ont toutes partie liée à celle laissée ouverte par cette étude : quels sont les mécanismes mentaux et créatifs que les écrivains au cours de l’histoire ont rencontrés et sur lesquels l’enfant au cours de la psychogénèse de l’écriture vient buter ? Le rapport du développement de la représentation du monde chez l’enfant fournit-il des éléments concordant avec l’analyse ici exposée ? La psychogenèse du récit d’histoire y trouverait-elle quelque éclairage ?
Notes